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Kaybee Jay, Baddest, Chabela, Clumsy B, Louv, Laissons Lucie Faire, Moone
Kaybee Jay, Baddest, Chabela, Clumsy B, Louv, Laissons Lucie Faire, Moone -

Abidjan au féminin : des Ivoiriennes aux platines

Du 1er au 3 décembre dernier se tenait la troisième édition du festival Maquis Electroniq à Abidjan. Sous la houlette du label Blanc Manioc, DJs locaux et internationaux se réunissaient autour de la musique électronique globale, un genre encore alternatif qui commence à faire son nid dans la capitale ivoirienne. Sur place, rencontre avec sept jeunes femmes qui nous ont raconté leur manière de conjuguer cette scène au féminin avec passion, et parfois dans l’adversité.

C’est indéniable, les artistes féminines et queers prennent de plus en plus de place dans les line-ups des clubs et festivals à l’échelle globale. Témoin parmi d’autres de ce phénomène aussi heureux que tardif, Abidjan voit ses femmes se lancer dans l’exercice du DJing depuis une poignée d’années. A son rythme, « Babi » commence à s’ouvrir à la musique électronique, animée par un vivier de jeunes passionnées qui connaissent une ascension fulgurante derrière les platines.

Dans le sillon de la pionnière hip-hop DJ Rhod, Chabela s’est imposée à son tour comme une locomotive du mouvement, deux ans avant la crise sanitaire : « à la base j’organisais des soirées électro et un jour ma collègue a mis mon nom sur l’affiche, je n’ai donc pas eu d’autre choix que de commencer à mixer ! », s’amuse-t-elle, devant le club Alysée qui accueillait son set afro-house ce vendredi 1er décembre, pour la première soirée clubbing du Maquis Electroniq.

Chabela

 

L’histoire est comparable pour Moone et Baddest, toutes deux habituées à faire des playlists jusqu’à ce que leurs ami.e.s n’allument en elles l’étincelle du DJ, une suite logique en soi pour deux véritables boulimiques du son. Alors que Clumsy B et Louv y ont d’abord trouvé le refuge qu’elles cherchaient, il existe des parcours plus formels comme celui de Kaybee Jay. Diplômée en animation culturelle à l’INSAAC (Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle, ndlr), cette fan inconditionnelle de DJ Lady Style et DJ Snake a été formée à la DJ School d’Abidjan. Dans le même temps, Laissons Lucie Faire réalisait l’incroyable potentiel du métier de DJ lors d’un séjour longue durée en Afrique du Sud. Autant de raisons différentes qui posèrent pourtant toutes ces artistes sur les mêmes rails, dans une même fenêtre temporelle, à l’assaut d’une profession-passion dont les règles ont longtemps été dictées par les hommes.

Moone & BADDEST - Set Your Drip


La confiance comme arme contre le patriarcat

« Je me dis naturellement qu’en tant que femme qui évolue dans un milieu d’hommes, ça devrait être plus facile », imagine Kaybee Jay, bien consciente de son utopie. « Une femme transmet la beauté, et une femme qui fait un métier d’homme le rend le plus souvent plus joli, plus attrayant. Mais en Côte d’Ivoire, on nous fait la guerre, les hommes ne sont pas prêts à nous laisser la place ! » Au volant de sa voiture, sur le retour d’un DJ set dans les studios de Trace Côte d’Ivoire pour promouvoir le festival, Moone n’en pense pas moins : « c’est un métier dans lequel on ne devrait jamais entendre cette distinction ! C’est la musique et l’oreille avant tout ! » Pourtant, les mentalités patriarcales peinent à sortir de leurs propres stéréotypes, et les femmes sont parfois perçues comme une menace, susceptibles d’ébranler les mauvaises habitudes. « Quand des hommes me voient arriver aux platines, je sais qu’ils veulent voir ce que j’ai dans le ventre avant de m’accepter, et je ne les rate pas ! », continue Kaybee, spécialiste des mashups entre musiques locales et électroniques. Même si le nombre de bookings a explosé, les artistes interviewées avouent subir une pression supplémentaire doublée d’un besoin injustifié de prouver leur talent. « Tu es une belle femme et en plus tu joues bien ! », « mais tu es forte en fait » et autres « tu as peut-être mieux à faire en cuisine plutôt que de passer du son ? » ; des remarques masculines entendues ici et là, et heureusement vite oubliées par ces sept DJs que rien n’effraie.

 

L’image avant la musique

Si toutes se réjouissent de la présence de plus en plus forte des identités féminines au sein de l’écosystème musical abidjanais, elles détectent néanmoins un effet pervers, matérialisé par un besoin de cocher les bonnes cases. Suis-je bookée pour mon talent ou pour véhiculer une image ? Co-fondatrice du collectif Maquis Sale avec le Lyonnais Kwilu, Lucie tente de répondre à la question en comparant avec l’Afrique du Sud, berceau de la musique électronique sur le continent depuis des années : « en Côte d’Ivoire, c’est plus difficile de savoir si on est crédible, car la société accorde plus d’importance à l’apparence qu’au reste. Je le sens parfois comme un atout en tant que femme métisse, mais j’ai envie de montrer que je vaux bien plus que ça ! » Entre coup de communication et coup de cœur artistique, la frontière est parfois invisible, et le chemin est encore long pour faire pencher la balance du bon côté. « Il faut arrêter de nous appeler qu’au moment du mois des droits des femmes et de la fête des mères », ironise Moone, même si elle se sent comme un agent-double du fait de sa non-binarité. « On est souvent bookées parce qu’on est des femmes et que ça fait joli », déplorent aussi Baddest - son acolyte au sein du collectif La Tribe - et Clumsy B. « Parfois les promoteurs ne se renseignent même pas sur ce qu’on joue et c’est frustrant car on a des choses à montrer ! » Dans une bataille perpétuelle avec les préjugés à l’ancienne, ces pionnières essuient les plâtres pour que les générations futures ne puissent parler que de musique, et rien d’autre. « Je suis optimiste pour l’avenir », confirme Lucie : « mais on privilégie souvent la performance physique et visuelle à la performance auditive, surtout avec l’amapiano. Méfions-nous de cette culture de l’apparence ! »

 

Faire tomber les œillères : le défi de demain 

D’abord attirées par l’afrobeats, le rap et le R’n’B, les jeunes DJs ont naturellement découvert les plaisirs de flirter avec l’élégance de l’amapiano, le groove ghetto de la batida et du baile funk, les rythmes endiablés du kuduro ou la chaleur de l’afro-house. En plus d’évoluer comme femme dans un milieu d’hommes, nos artistes sont aussi confrontées au défi de l’ouverture d’esprit. « Les ivoiriens n’aiment pas trop la musique électronique », constate Louv, qui joue surtout dans des soirées d’expatriés. « On a besoin de les éduquer à écouter autre chose que du coupé-décalé ! » Même si le but premier du festival est de promouvoir les musiques électroniques, chaque soirée se soldait en effet par des tubes coupé-décalé repris en chœur, ou par l’intemporel Premier Gaou de Magic System, véritable hymne national. « Peu importe où tu joues à Abidjan, les gens attendent leur musique », confirme Laissons Lucie Faire, qui tente de réconcilier les milieux mainstream et alternatif grâce à sa polyvalence, des squats lyonnais aux gros clubs d’Abidjan. « J’étais résidente au Bloom et j’y ai perdu beaucoup de mon identité, car je devais me plier à ce que les grands frères jouaient et à ce que les gens voulaient entendre », déplore-t-elle. « J’en garde encore les stigmates, je m’y suis perdue. » Sortir les Ivoiriens de leur zone de confort, c’est aussi de cette envie qu’est née la Tribe. « C’est difficile de mixer les sons électroniques en boîte de nuit à Abidjan, les gens ne sont pas prêts ! », confie Baddest, devant la Fabrique Culturelle où elle jouait avec son crew ce samedi-là. « On veut montrer aux Ivoiriens qu’il y a des Africains qui existent et qui font autre chose. » La pression du public et des organisateurs, toutes l’ont subie plusieurs fois, et on souvent dû s’y plier. Clumsy B raconte : « un jour on m’a tendu une liste de morceaux, en me demandant d’aller les télécharger avant de commencer si je ne les avais pas sur ma clé… Ça m’a plombée ! » Si ces anecdotes sont révélatrices d’une scène encore timide à Abidjan, le festival et le travail des collectifs locaux montrent que la culture électronique y a une carte à jouer. Et c’est en partie grâce au culot et à la fougue de ces quelques jeunes femmes qui sont, sans pleinement le réaliser, en train d’opérer un décalage culturel historique dans un pays pourtant ancré dans ses goûts et traditions.

 

Malgré ces difficultés inhérentes à une scène émergente, il ne se passe pas un week-end sans voir le nom d’une de ces DJs sur un flyer, de quoi imaginer un avenir plus qu’optimiste. Aussi dans l’élan du festival, la globetrotteuse Chabela rejoignait la délégation CNM (Centre National de la Musique) et s’envolait pour la France, pour représenter le Maquis Electroniq aux Trans’Musicales de Rennes. Dans un futur proche, Moone et Baddest entendent bien séduire Lyon en mode Tribe avec leurs sélections amapiano et afro-house puisqu’elle viennent d’annoncer leur venue aux incontournables Nuits Sonores en mai ! L’histoire est en marche…

 

Rencontre avec Asna – #AuxSons à Rio Loco

 

François Renoncourt

François Renoncourt

DJ, journaliste musical et animateur radio basé à Lille, François Renoncourt dit Crotch Goblin partage ses découvertes afros et latines dans son émission hebdo Chiguiro&Friends sur Rinse France, et dans son podcast Terres de Groove, sur la Radio du Bord de l'Eau en Suisse. Il co-dirige également le label Radio Chiguiro Records, spécialisé dans les musiques électroniques globales, de Colombie en Afrique du Sud, en passant par l'Egypte et Le Brésil.

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