Autrefois jugé “voyou“, le rap de Côte d’Ivoire a su associer humour, argot et rythmiques d’Afrique de l’Ouest pour s’intégrer au pays du coupé-décalé. De quoi dresser un pont entre traditions et générations, voire se distinguer mondialement.
Été 85. Six mois après l’arrêt de l’émission H.I.P. H.O.P. sur TF1 (qui aura duré moins d’un an), un étudiant expatrié en France revient au pays et y lance Zim Zim Flash sur l’audiovisuel publique ivoirien (RTI). De Paris à Abidjan, l’Afrique francophone subsaharienne vibre alors d’une même résonnance que son homologue hexagonal, bercés tous deux par cette nouvelle expression populaire en provenance des ghettos américains : le rap. Ou comment une sous-culture devient subitement culture et vecteur d’une conscience black mondialisée dans un cercle vertueux.
De cette incursion dans l’émission mythique Nandjelet de Roger Fulgence Kassy sur RTI, ledit étudiant (Yves Zogbo Junior) s’en sert comme tremplin pour la sortie d’un EP, acte fondateur du rap africain francophone. Digérant les ères disco/funky, son groupe ACB (Abidjan City Breaker) fera surtout naître des vocations… La jeunesse, souhaitant prendre distance avec les étouffantes traditions, s’identifient et trouvent là un porte-voix à leurs préoccupations.
Près de 10 ans plus tard, c’est désormais tout un mouvement avec ses têtes d’affiche : R.A.S., Les GI’S, Crazy B, voire Prisca côté féminin… Almighty (Ministère Authentik) et Stezo (Flotte Impériale) sont reconnus au-delà des frontières pour la qualité de leurs paroles et technicité de leurs flows. Des débits modernes à “l’américaine“, tout un maintenant un style old school inspiré de 2Pac ou The Notorious BIG (jusqu’à en reproduire les clashs), ne manquait que la diffusion de clips à la télévision (l’émission MAXXIXUM) pour participer au développement et reconnaissance de cette scène. Inspiration, toujours.
Au début des années 2010, les actions de reconnaissance sont nombreuses, via l’organisation Sound Système, le festival Hip Hop enjaillement, les émissions Rap Academy et Hip Hop Xpress… Mais le mouvement s’est essoufflé avec l’arrivée du coupé-décalé1. Jusqu’au concours Faya Flow qui permet au groupe Kiff No Beat d’enregistrer et relancer le genre. Avec cette ironie : passé leur 1er album, la formation se rapprochera finalement du… coupé-décalé, lui-même contrepied du zouglou2 qu’il remplaçait… À chaque décennie, son mode d’expression ? C’était sans compter sur son rebond.
Car au Palais de la culture d’Abidjan, les files d’attente continuent de s’étirer et on joue aujourd’hui à guichets fermés pour des artistes comme Didi B, considéré comme le « Booba ivoirien » et roi en son pays. Depuis la disparition de la star du coupé-décalé DJ Arafat en 2019, le rap de Côte d’Ivoire a regagné du terrain et accumule les millions d’écoute sur les plateformes de streaming. « Le vide à combler étant grand. La place vacante. Le passé glorieux. Et les prétendants à la modernité nombreux… », résume son producteur, à la tête du plus grand label indépendant du pays. « D’autant qu’à l’ère du numérique, les frontières physiques sont abolies… Si la musique est bonne : elle passera partout ! »
D’autant que la scène, rebaptisée “rap ivoire“, a su conserver sa culture locale. Au point même de devenir un sous-genre mondial… Loin du matérialisme américain vantant la réussite personnelle, ses nouveaux artistes aiment le plus souvent faire rire, sans obsession thématique. En marquant donc l’ouverture dans leurs textes tout en puisant dans le registre musical ouest-africain (comme l’afrobeat) ou le reggae, leur rap est devenu la “musique de tous“ : populaire, accessible et transgénérationnel…
Contrairement aux pays voisins, dont les scènes amateures manquent parfois de structuration professionnelle, les Ivoiriens développent toute une industrie ; capables de s’exiler à Paris pour s’y faire connaître avant de revenir auréolés au pays… De la même manière que Lagos3 a tissé des liens avec Londres, Abidjan est devenu progressivement un centre mondial pour la musique. Pas étonnant qu’Universal music y ait installé les bureaux de Def Jam Africa depuis 2018 : le rap y explose à nouveau depuis 3-4 ans.
Au-delà du talent des beatmakers, l’utilisation du nouchi dans les textes y est pour beaucoup : « De quoi inventer de nouvelles expressions et augmenter l’étendue des rimes », explique le journaliste Haby Niakate. Car on aurait tort de ne voir dans cette langue qu’un simple argot… « Le nouchi s’est détaché de son origine voyou et non-éduquée. En intégrant la comédie populaire, puis la musique (ex. : le rap des Young System qui a participé à sa démocratisation), il s’est largement diffusé au-delà des origines sociales et géographiques… De là à être désormais parlé par 60% de la population ! » En l’employant, les rappeurs ont donc autant bénéficié d’une street credibility que des effets bénéfiques de sa dédiabolisation.
« Grâce à sa phonologie simple, même les politiques et les médias l’utilisent pour augmenter la réceptibilité de leurs messages ; les expatriés veulent l’apprendre ; et la diaspora l’utilise comme outil de reconnaissance. » Voire comme instrument de réappropriation culturelle dans un pays dont la langue officielle reste… le français.
Dans un geste de réconciliation universelle, il faut dire que cette forme d’expression – sans cesse réactualisée – mélange plusieurs langues locales (soso, dioula, baoulé…) et internationales (créole, français, anglais, espagnol…). Basée sur des phrases courtes et expressions de la rue (ex. : « on s’enjaille »), elle favorise ainsi les punchlines, autant que les reprises par des groupes aussi différents que Magic System (leur chanson “Premier gaou“), le rappeur La Fouine ou la chanteuse Zaho. Son intégration est telle – comme une nouvelle forme d’inspiration – qu’elle a même permis de nombreux duos binationaux : Didi B/Gims ; Kiff No Beat/Kaaris ; Suspect95/Youssoupha, Saba/Fababy… En novembre dernier, l’enfant du pays Fior 2 Bior chantait même à l’Accor Arena avec le franco-congolais Niska, devant près de 17 000 personnes.
Preuve, surtout, que le rap ivoire n’a pas encore dit son dernier flow.
Kiff No Beat - Osef ft. Kaaris
1 Musique et danse Ivorienne (voire attitude ?) typique des années 2000, marquant son attachement aux biens matériels, divertissement, mise en scène et regard satirique sur la société. Ex. : Douk Saga, Dj Arafat, Molare, Boro Sanguy, Serge Beynaud, Debordo…
2 Musique urbaine ivoirienne des années 90, témoignant des réalités sociales et prônant un idéal de justice et paix. Ex. : Petit Denis, Espoir 2000, Les Garagistes, Les Patrons, Vieux Gazeur, Les Galliets, Yodé & Siro…
3 Une des grandes villes du Nigeria, 2e plus grande du continent africain. Creuset d’une grande variété de styles musicaux, du hip-hop au jùjú (dérivé des percussions traditionnelles) et afrobeat (fusion jazz-funk et highlife).
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