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Vhils, DJ Nervoso, Quinta do Mocho
Vhils, DJ Nervoso, Quinta do Mocho -

Portugal électronique : entre batida, house et downtempo

Lisbonne est aujourd’hui un des épicentres les plus innovants au monde en matière de musiques électroniques. Ce n’est d’ailleurs pas passé inaperçu au festival Rio Loco qui a choisi l’été dernier de mettre un coup de projecteur sur la variété des sons électro prenant racine dans le cosmopolitisme de la capitale portugaise. Ouvertes sur l’Océan Atlantique, diffusées bien au-delà des frontières du pays, ses musiques se nourrissent elles-mêmes de multiples influences et attestent d’une constante évolution. Retour en mots avec ceux de Pedro da Linha, Rita Maia, Marcos Esteves et Paula Nascimento.

Pongo - Bruxos

 

Batida - Alegria

 

Principe Discos, un label lisboète incontournable

C’est au début des années 2000 que des producteurs comme MCK commencent à sampler des disques africains des années 60 et 70, piochant et prolongeant ainsi les collectes des thèmes de la musique angolaise des années 50 par l’ethnomusicologue Hugh Tracey. Elias Dia Kimuezo est alors proclamé « le roi de la musique angolaise ». Batida, le célèbre producteur lisboète de kuduro, reprend ainsi Basooka et Pobre e Rico, morceaux iconiques angolais, chantés respectivement par Carlos Lamartine et Matadidi Mário. Pour rappel, le kuduro, initialement danse des unijambistes de la guerre civile angolaise, se retrouve propulsé sur le devant de la scène internationale grâce à la version club des Buraka Som Sistema et leur titre Wegue Wegue (2008) - avec la voix de Pongo, la reine actuelle du kuduro - et la version rock noise de Throes + The Shine.

Baruka Som Sistema - Sound of Kuduro

 

La batida - terme qui, à l’origine, regroupe les compilations pirates qui font résonner le kuduro dans les taxis des musseques de Luanda - métissée et underground du label lisboète Principe Discos a continué de placer Lisbonne sur la mappemonde des musiques électroniques depuis une dizaine d’années. Très énergique, la batida marque en effet un point de différence dans le paysage des musiques électroniques.

Influencés par les traditionnels kuduro (Nagrelha Dos Lambas), semba (Yuri da Cunha), tarraxo, kizomba angolais (Matias Damasio, C4 Pedro), funana (Ferro Gaita ; le maître Julinho da Concertina vit à Lisbonne), batuque cap-verdiens, puxas são toméens (Africa Negra) et soca caribéenne mais aussi par les plus urbains baile funk brésilien, gqom sud-africain, coupé-décalé ivoirien, afrobeat nigérian, rnb, dubstep, grime, trap, acid et techno minimale, les DJ’s ne cessent de digger et de produire de nouveaux samplings à coups de beats poly-rythmiques, de lignes de basse erratiques et de loops épileptiques - obtenus grâce au logiciel, largement répandu, Fruity Loops. C’est que le funana, le kuduro ou l’électro dissonante résonnent sous la bannière d’un même combat, celui pour la liberté et l’émancipation.

À ce titre, mentionnons Ikoqwe, projet mené contre le néocolonialisme par Batida et le rappeur angolais Ikonoklasta, dont les doubles fictionnels débarquent sur Terre après un crash.

 

Principe Discos, label d’avant-garde créé, il y a douze ans, sous l’impulsion de Nélson Gomes, par trois beatmakers indépendants : DJ Nervoso, DJ Firmeza et le pionnier de référence DJ Marfox - fondateur dès 2005 du collectif DJ Do Guetto - a brillamment réussi à imposer sa marque hors des ghettos de Quinta do Mocho, Rinchoa, Seixal, Pendão dont la batida est issue.

DJ Marfox - 2685

 

Dans leur sillon, Nigga Fox (louée par Aphex Twin), DJ Lycox, Nidia Minaj, Lilocox, DJ Maboku, Blacksea Não Maya…ont su s’autoorganiser et se rassembler en collectifs de producteurs. Grâce, dès 2012, à leur mensuelle Noite Principe au MusicBox (club phare dans le quartier central Cais do Sodré) mais ensuite, et surtout, grâce à leur médiatisation internationale (Pitchfork, Rolling Stone, New York Times), leur présence accrue dans les charts du Japon à l’Australie et l’intérêt porté par des majors (Warner) ou labels emblématiques (compilations Cargaa des Anglais de Warp Records), les DJ’s de Principe sont parvenus à désenclaver les musiques des immigrés de São Tomé-et-Principe, du Cap-Vert, d’Angola, de Guinée Bissau, du Mozambique…les transférer des rues et des bairros sociais (larges ensembles de logements sociaux) des banlieues isolées de Lisbonne aux clubs du centreville et du monde entier. Même si la batida se diffuse à la radio, sur internet, dans les assados, fêtes, bars-concerts et festivals (Sonar Lisboa), c’est, désormais, au sein des dancefloors lisboètes (Lux Fragil, Titanic sur Mer, B.Leza, Zé Dos Bois) qu’elle fait résonner haut et fort ses beats percussifs, hypnotiques, et fait exulter les corps. Principe Discos a, ensuite, vu naître de nombreux labels tels que le célèbre Enchufada fondé par Branko des Buraka Som Sistema (Branko & Pedro) ou Torcida Records Club du producteur Bandicut.

Lilocox - Tribute of House Festival

DJ’s : fossé générationnel ou combat de classe ?

Symbole de la place occupée par les diasporas africaines lusophones à Lisbonne, la transe version batida - ou zouk bass - a bénéficié d’un tel engouement qu’elle en est presque venue à éclipser le reste de la production musicale de la ville. Par ailleurs, Paula Nascimento, programmatrice de l’Africa Festival, fait remarquer qu’« au Portugal, jusqu’en 2010, la musique africaine, nommée ainsi, désignait uniquement les musiques des PALOP, celles des cinq pays colonisés par le Portugal.»

L’Angola est de loin désigné comme l’influence majeure de l’afro-électro portugaise mais d’autres pays se distinguent également par la qualité de leurs jeunes DJ’s comme la Guinée-Bissau avec Radio Cacheu ou DJ Buruntuma qui vivent à Lisbonne. Le credo est le même pour tous : rendre hommage à des musiques dont l’essence n’est pas portugaise mais dont les apports, issus d’une histoire coloniale douloureuse, sont aujourd’hui sublimés par des énergies fiévreuses. Je cite la DJ Rita Maia : « Lisbonne est l’épicentre de personnes venant d’endroits différents, une combinaison unique que l’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde. »

Les places sont chères et les rivalités ont lieu entre esthétiques, principalement entre la très plébiscitée scène « batida » des afrodescendants et celle house/techno aux couleurs plus proches de New York que de l’Angola, moins connue à l’étranger mais consacrée par le festival Neopop et comptant dans ses rangs Vanessa Kokeshi, Guilherme Tomé Ribeiro, Diana Oliveira, DJ Magazino et ses très prisées Bloop parties - fêtes itinérantes dans des lieux insolites de Lisbonne - ou Rui Da Silva et DJ Vibe (projet Underground Sound of Lisbon).

En outre, depuis la création de Principe Discos, plusieurs générations de DJ’s se sont succédées et les univers dans lesquels gravitent les uns et les autres diffèrent aujourd’hui sensiblement.

Entre l’icône Branko et les DJ’s alternatifs qui habitent toujours dans les quartiers défavorisés de Lisbonne - à l’instar de Wilson Vilares du label Celeste Mariposa - le fossé se creuse, les parcours divergent et la convergence des marges prend davantage le tour d’un mirage au profit d’une guerre de clans. La signature de nouveaux artistes prometteurs - à l’instar du buzz de Dotorado Pro - est en effet devenue un enjeu économique crucial qui met en concurrence les deux principaux labels portugais d’afro-électro : Principe Discos et Enchufada qui opèrent de véritables chasses gardées sur les soirées lisboètes.

Le DJ Pedro da Linha définit ainsi les deux versants de la scène électro lisboète : « d’un côté DJ Tell You, le Burna Boy du Portugal, les super stars Branko & Dino D’Santiago - aux Grammy Awards - devenues mainstream, présentes sur Spotify ; de l’autre, les musiques alternatives plus populaires auprès de la nouvelle génération : l’afro-techno du très jeune DJ Adamm ou encore le brega-funk de la Brésilienne King Kami, la plus grande DJ femme au Portugal, qui mixe des enregistrements de Harry Belafonte avec de l’électro. » Lisbonne se distingue également par la vivacité de sa scène électro queer comme en atteste la programmation de Violet aux Transmusicales en 2022.

 

Paysages électroniques chamaniques

Les projets créatifs à tessiture électronique ne font pas office d’exceptions au Portugal, ils deviennent même la norme ; à titre d’exemple : Jonathan Uliel Saldanha qui croise vidéo, art performatif et musique expérimentale. Lors d’une résidence à Kampala organisée par le Nyege Nyege festival, il crée HHY and The Kampala Unit et associe à ses machines deux artistes ougandais : la trompettiste Florence Lugemwa et le percussionniste Omutaba. Résultat : une transe électro-dub enflammée.

HHY and the Kampala Unit · Live from Uganda

 

Si les musiques afro-bass des diasporas afro-lusophones font définitivement partie du son de Lisbonne, ce dernier ne s’y cantonne pas. Pour Marcos Esteves, « le label Principe Discos a vraiment cartonné à Lisbonne lorsque c’était nouveau, il y a une dizaine d’années. Maintenant, les soirées batida sont moins fréquentes, il n’y en a plus tous les week-ends. Cette scène a créé un certain désenchantement parmi le public lisboète ; de plus en plus techno, elle est devenue un truc de battle entre labels très spécialisés. »

En parallèle, depuis environ cinq ans, une scène électro downtempo tribale se développe appuyée par le label Ohxala Records plébiscité jusqu’à Mykonos. Dans la même veine que la cumbia mélodique de l’équatorien Nicolas Cruz, des DJ’s comme Magupi, Jaçira, les Brésiliens Kurup et Cigarra ou Zen Baboon - programmé par le Boom festival en 2021 - créent des nappes sonores évocatrices qui font voyager l’esprit bien au-delà du Tage.

Mama - Cigarra

 

Enfin, l’afrofuturisme lusophone trouve son pendant dans le projet rétrofuturiste Bandua du producteur brésilien Tempura et du chanteur portugais Edgar Valente qui réhabilite l’adufe (tambourin traditionnel d’origine maure) et les histoires de la région de Beira Baixa à grands traits de synthé et de machines électroniques. La créativité ne se limite ni aux frontières géographiques ni à la marche fléchée du temps ; elle dispose à loisir du passé ou du futur pour s’inspirer.

 

À Banlieues Bleues :

Vendredi 14 avril : Principe Discos (Dj Marfox, Nigga Fox, Narciso) à La Flèche d’Or (Paris)

Samedi 15 avril : HHY & The Kampala Unit à Mains d’Oeuvres (Saint-Ouen)

 

Le festival Rio Loco impulse sa ”Nova Onda” à Toulouse du 15 au 19 juin !

 

 

Sandrine Le Coz

Sandrine Le Coz

Diplômée d’une licence en lettres modernes et d'un master en anthropologie, Sandrine Le Coz réalise actuellement un doctorat d’anthropologie sociale à l’EHESS à Paris. Sa recherche de thèse porte sur les réseaux professionnels structurant le secteur de la diffusion et de la commercialisation des musiques du monde. Initié en Australie -avec l’Australasian World Music Expo, à Melbourne- son travail de terrain prend pour objet d’analyse ce que l’on appelle communément dans l’industrie de la musique : « marché » ou « salon ». A travers une ethnographie multi-située, elle se propose de décliner les relations entre les différents acteurs-clés et l’impact de leur pouvoir décisionnaire lors de sélections ou d’attributions de prix par des jurys. L’aide à la visibilité, l’attribution de la « valeur artistique » ainsi que les enjeux soulevés par la reproduction de rapports hiérarchiques coercitifs se trouve ainsi au coeur de sa réflexion sur un processus de création aux prises avec une concurrence économique mondialisée et exponentielle.

Par ailleurs, elle travaille également dans le champ des musiques du monde en tant que journaliste, tourneuse, régisseuse artistique, scénariste, attachée de production, de communication, chargée de diffusion et de programmation pour différentes institutions telles qu'Hermès (depuis 2018), évènements et festivals dont le Festival de l'Imaginaire (2016), le Festival des Musiques Sacrées de Fès, le World Sacred Spirit Festival en Inde (depuis 2017) ou Al Kamandjati Festival en Palestine (2018).

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