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Les « Musiques du monde » en questions - en finir avec l’étiquette ?

(ndlr) Contestées pour ce qu’elles soulèvent d’ethnocentrisme, et d’héritages du colonialisme et du capitalisme mondial, les appellations « world music » ou « musiques du monde » posent question et mériteraient sans doute leur aggiornamento. Une mise à jour des mots que nous posons sur les choses, qui charrient, convoquent et façonnent nos imaginaires et nos sensibilités. Des mots qui ont leurs conséquences au niveau des conditions matérielles de création, diffusion et réception des œuvres produites.

Pour amorcer ce questionnement, quatre articles ouvrent la réflexion :

 

Inutile voire maladroit, le terme « musiques du monde » ? Quatre personnalités du secteur, d’âges et d’horizons différents – le producteur Martin Meissonnier, le pianiste d’origine congolaise Ray Lema, l’artiste électro-maloya Dilo et la chanteuse marocaine Oum – s’interrogent sur cette appellation… Et grincent parfois des dents. 

1987, dans un pub discret du cœur de Londres : une poignée de représentants du gratin musical britannique, dont Peter Gabriel, fondateur du label Realworld (Nusrat Fateh Ali Khan, Papa Wemba…) et du festival Womad, se concertent pour tenter de « marketer » ces sons issus de pays non occidentaux, dont le public se révèle de plus en plus friand. Selon la légende, après quelques palabres, l’équipe s’accorde sur le terme « world music », qui englobera, sous sa bannière, toutes ces musiques disparates. Dans la foulée, l’étiquette débarque en France, bientôt traduite par « musique(s) du monde ». Parmi les pionniers, les défricheurs de ces sons d’ailleurs, les réactions ne se font guère attendre : « J’ai trouvé ça nul, direct », se remémore avec fougue, près de 40 ans plus tard, Martin Meissonnier. Le journaliste, réalisateur, DJ et producteur de Fela Kuti, King Sunny Ade, Ray Lema ou Manu Dibango – entre autres – ne mâche pas ses mots. Lui qui défend ardemment ces musiques d’autres horizons depuis les années 1970, ne voit pas la moindre utilité à ce terme fabriqué de toute pièce. « Avant 1987, on cherchait, chez les disquaires, Fela Kuti par son nom. Point. », raconte-t-il : « J’ai commencé à m’intéresser à ces artistes, par l’intermédiaire des jazzmen. De même que Debussy, par exemple, s’était piqué de passion pour le gamelan javanais (voir le Focus Musiques traditionnelles, un nouveau souffle pour le classique, nldr), Coltrane se passionnait pour les musiques africaines. Ou Don Cherry, que je produisais, intégrait des influences tibétaines dans ses créations. Leur quête ? Repousser les limites harmoniques, jouer des rythmes complexes, repenser la tonalité… Moi-même, j’ai toujours voulu dénicher d’excellents artistes, juste d’excellents artistes, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs : Okay Temiz, Trilok Gurtu… » Et Meissonnier de rappeler la foisonnante ébullition de diversité musicale qui faisait frémir Paris dans les années 1970 et au début des années 1980 : « La salle Wagram, bourrée à craquer, tremblait sous les assauts du compas haïtien des Shleu-Shleu… Les foyers maliens de Montreuil voyageaient sous des chants mandingues à couper le souffle. À deux pas, au centre commercial de la Mairie, Papa Wemba et ses potes faisaient résonner leur rumba sacrée… Et puis, en 1978, j’ai assisté, dans un Bataclan bondé, sans un seul blanc, au concert de Franco, éberlué devant ce show de dingue, dont mes compatriotes ignoraient tout. Sans oublier ce qui se jouait dans les communautés asiatiques. Ou les cafés kabyles … » En gros, ces sons, bien avant l’apparition des « musiques du monde » se jouaient là, gorgés de vitalité, sous le nez-même des publics occidentaux, qui les ignoraient pour leur large majorité…

Ce vaste « fourre-tout » aux relents colonialistes

Alors peut-être peut-on supposer que l’étiquette – World Music, Musiques du monde – a su mettre en lumière quelques méga stars, tels Johnny Clegg, Youssou N’dour, ou Mory Kanté, parfois au risque de dénaturer leurs musiques, pour les adapter aux oreilles occidentales… Mais, encore aujourd’hui, Martin Meissonnier, abreuvé dans les années 1970 au prestigieux label Ocora Radio France et au Festival des Arts Traditionnels de Rennes, reste perplexe. Car au-delà d’une interrogation sur son utilité, il pose la question du côté pernicieux de ce terme, limite « colonialiste », selon lui : « Il enferme, dans un vaste fourre-tout, la  »musique des autres », comme on dit la  »diversité », les  »noirs », les  »arabes », les  »handicapés »… Bien sûr, ceux qui ont inventé ce terme ne l’ont pas fait exprès… L’enfer se pave de bonnes intentions ! » Son vieux complice, le pianiste d’origine congolaise Ray Lema, débarqué en France en 1982, le rejoint dans son analyse, avec une colère contenue : « Ce terme reste une réduction pour désigner, en gros, l’ensemble des musiques non-occidentales. L’Occident réduit toujours ce qui n’est pas lui. Il met dans des cases le reste du monde pour, au final, mieux le monnayer… » Pour autant, l’émérite pianiste, protégé de Jean-François Bizot, fondateur de Radio Nova et créateur du terme  »sono mondiale », n’en fait pas grand cas, et l’on devine même, lors de notre entretien téléphonique, un palpable haussement d’épaule : « Ce terme tient uniquement à l’apparition de mastodontes commerciaux, comme la Fnac, où il a fallu inventer des flèches, des bacs, pour orienter le chaland… » D’ailleurs, lui-même a été un musicien trans-bacs, passant allègrement des cases  »musiques du monde » au  »jazz ». L’un des gérants de la célèbre enseigne aurait alors appelé son éditeur pour l’avertir de ce déménagement, au motif que « Ray Lema n’était pas assez  »simple » pour les  »musiques du monde » ».

Ray Lema - Live concert Green Light

À chacun son référentiel : couscous ou litchis ? 

Née à l’autre bout du monde, sur l’île de La Réunion, il y a trente ans, Dilo, créatrice du projet à tendance LGBTQ+ « Eat my Butterfly » sorte de sentier luxuriant, au croisement du maloya et de l’électro, se questionne toujours sur cette appellation, dans laquelle on voudrait la cloisonner. « Depuis mon petit caillou de l’océan Indien, ce qui me paraissait exotique, c’était le rock, la pop… À chacun son référentiel !», explique-t-elle. Curieuse assoiffée des sons de la planète, elle grandit biberonnée au label Putumayo, et voyage dans la culture, la société, la religion des pays par l’intermédiaire de leurs musiques : candomblé brésilien, rumba cubaine, guaguancó, etc. « Ce qui m’intéresse, ce sont justement les particularismes véhiculés par ces son : des identités propres et passionnantes, que vient en partie gommer cette appellation abrutissante de  »musiques du monde ». ». Mais il y a plus  »préoccupant » pour la jeune femme, ex-batteuse, qui a étudié le jazz, les percussions, etc. « J’ai l’impression qu’en France, particulièrement, cette case et mon origine insulaire m’enferment et m’obligent : il faut que je sonne un peu  »soleil », que je véhicule l’odeur des litchis, que ma musique amène à rouler des hanches, sans harmonies trop complexes, que ce soit plutôt chaloupé, alors que des fois, j’ai juste envie de balancer un set électro bien lourd et bien binaire… »

 

De quelque dix ans son aînée, la chanteuse Oum, audacieuse aventurière au carrefour entre musique marocaine, électro, expérimentations et poésie, fane de psytrance, renchérit : « Quand je dis que je viens du Maroc, les gens plaquent sur ma musique des fumets de couscous, de tajine, des envolées de karkabous… Dans les bacs, me voilà coincée entre des chanteurs de raï et Nass El Ghiwan : sérieusement, quel rapport ? Je note aussi que la France se révèle davantage sclérosée. Dans les pays nordiques ou en Allemagne, les gens écoutent ma musique, juste ma musique, sans préjugés… Peut-être qu’ici, le passé colonial joue encore ? » Aujourd’hui, le terme  »musiques du monde » la fait rire… jaune. « Ce que dit cette expression dès le début, c’est : NOUS sommes la musique, NOUS sommes la norme… Le reste du monde est ailleurs, et NOUS l’explorons, NOUS découvrons ses traditions… Hallucinant, à l’heure d’une mondialisation effrénée, de voir perdurer ces vision centralisées. » Heureusement, selon elle, la situation évolue : « Partout sur la planète, grâce aux facilités d’autoproduction, les artistes court-circuitent désormais l’industrie, le marché, les majors, voire les attachés de presse… Certains communiquent par eux-mêmes, font le buzz sur YouTube et se révèlent libres de redéfinir leurs identités, souvent hybrides, hors de tout carcan. »

Oum - Daba

 

Rebattre les cartes

Car il est loin le temps où Ray Lema sortait d’un studio parisien avec dix kilos de bandes magnétiques sous le bras. Aujourd’hui, les sons s’échangent sur Internet, se croisent, loin des centres historiques de business et de décision, donnant naissance à de nouveaux sons. Un grand chambardement ! « Assurément, les centres de gravité changent », analyse le pianiste de 77 ans, qui voit aussi chez les nouvelles coqueluches estampillées « musique urbaine » française – Maître Gims, Aya Nakamura… – une nouvelle génération de  »musiciens du monde ». Au tour aussi de Martin Meissonnier de citer les méga-stars nigérianes, rois de Lagos, Wizkid ou Burna Boy : oserait-on encore les limiter à la case  »musiques du monde », eux qui trônent en tête des charts internationaux ? (voir le Focus « Les « Musiques du monde » en questions - Les « musiciens du monde », pierre angulaire de la musique pop occidentale actuelle »)

Alors, à l’heure où les Grammy Awards ont supprimé la catégorie  »World Music » au profit de  »Best Global Music Award », à l’heure d’un recul certain des ventes de disques, au profit d’écoutes aléatoires sur les plateformes de streaming, en mode playlist, y’a-t-il aussi, en France, une urgence à repenser ce terme ? Pour Oum, tout cadre restera toujours trop étroit. Quant à Martin Meissonnier, le meilleur classement et le plus naturel, pour lui reste celui qu’il a connu dans les années 70 : l’ordre alphabétique. Back avant les bacs ?

 

Anne-Laure Lemancel

© Anne-Laure Lemancel

 

Après des études de littérature et de musicologie, Anne-Laure Lemancel exerce depuis quinze ans, comme journaliste musicale (mais pas que…), pour différents médias : RFI, Les Inrocks, (ex) Mondomix, La Terrasse, etc. Elle a également réalisé des sujets pour Tracks  et Gymnastique (Arte) et a sorti en 2020, son premier long-métrage documentaire en co-réalisation avec Nicolas Devienne Le Jazz leur est tombé sur la Tête sur le festival Jazz in Marciac et travaille actuellement sur d’autres projets cinématographiques.

 

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