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« World Music » / « Musiques du monde » Dénominations communes et disputes historiques

(ndlr) Contestées pour ce qu’elles soulèvent d’ethnocentrisme, et d’héritages du colonialisme et du capitalisme mondial, les appellations « world music » ou « musiques du monde » posent question et mériteraient sans doute leur aggiornamento. Une mise à jour des mots que nous posons sur les choses, qui charrient, convoquent et façonnent nos imaginaires et nos sensibilités. Des mots qui ont leurs conséquences au niveau des conditions matérielles de création, diffusion et réception des œuvres produites.

Pour amorcer ce questionnement, quatre articles ouvrent la réflexion :

World Music, musiques du monde, chacun sait de quoi on parle lorsqu’on emploie ces termes, qui sont souvent utilisés comme synonymes. A défaut d’un critère esthétique commun, ces musiques sont définies par leur altérité par rapport à un « nous » paradigmatique qui fait référence à la culture dite « occidentale » et qui comprend entre autres la musique classique ou la variété. Et pourtant ce S ajouté à « musique » dans l’acception française sème le doute. LES musiqueS du monde sont-elles la fidèle traduction de LA World Music ? Cet article propose une petite histoire des deux termes et de certaines disputes qui ont accompagné leurs premières utilisations, pour finir avec les rebondissements provoqués par la récente expansion du numérique.

Le lancement de la World Music a été abondamment relaté par la presse du secteur, qui évoque une rencontre advenue dans un pub de Londres en 1987, où des professionnels anglophones se sont entendus sur la création d’une catégorie du marché ou d’un « genre » censé rendre visibles, et vendables, des produits musicaux dont le trait commun est leur altérité par rapport au mainstream euraméricain qui dominait l’industrie du disque. Dans ce sens, la création de la World Music constitue une réaction des labels indépendants par rapport au monopole des compagnies discographiques, alors que les fameuses big six détenaient à l’époque le contrôle et les profits de la musique enregistrée dans une grande partie de la planète. Face à ces majors, des petits producteurs engagés, des artistes talentueux, des disques inclassables dans les anciens « genres » musicaux entrent enfin dans le marché international et y trouvent une visibilité, une rentabilité et une forme de reconnaissance.

1987 est aussi, en France, la date de sortie du premier tube du genre, la chanson Yeke Yeke du musicien guinéen Mory Kante, vendue à des millions d’exemplaires et primé du « disque d’or ».

Mory Kante - Yeke Yeke

 

Cette sortie n’est pas un cas isolé, mais participe d’un contexte favorable à la découverte et la mixité culturelle. Dans les années 1960 et 1970, après les indépendances des anciennes colonies, quelques voyageurs et chercheurs comme Charles Duvelle et Pierre Schaeffer commencent à diffuser des « musiques traditionnelles » liées à des idées d’authenticité et de patrimoine. Les structures dédiées comme la Maison des Cultures du Monde de Cherif Khaznadar ou les festivals qui surgissent un peu partout en France (Angoulême, Châteauvallon, Ris-Orangis) programment ces musiques et créent un gout pour une altérité spectacularisée. Au début des années 1980, Mitterand libéralise les radios indépendantes qui commencent à diffuser des musiques éclectiques et novatrices sous l’étiquette « sono mondiale ». En même temps, les musiques de l’immigration post-coloniale commencent à émerger dans l’espace public, du succès de l’algérien Khaled à celui de Touré Kunda, groupe composé d’immigrés sénégalais.

Touré Kunda - Emma

 

Suivre cette histoire française porte à affirmer que la World Music est une catégorie commune liée à une économie de marché à laquelle la France participe entièrement, mais avec des spécificités, comme des politiques culturelles volontaristes qui font que les développements dans l’hexagone ne sont pas les mêmes qu’ailleurs. En effet les institutions récupèrent ces mouvances lorsque Jack Lang double le budget du Ministère de la Culture et promeut la démocratie culturelle, basée sur une idée de soutien horizontal à tous les genres y compris ceux dits « populaires », ce qui permet au secteur des musiques du monde de se structurer.

La politique de Lang et l’effervescence de structures militantes héritières des principes de l’ « éducation populaire » font qu’en France la World Music est perçue comme un produit de l’hégémonie anglo-saxonne et de stratégies de marketing néolibérales, qui souhaitent plier la différence aux lois du marché et homologuer les musiques dans un monde qui se décline au singulier. Ainsi le terme World Music est rapidement évincé. A la place, il y a des musiqueS du monde pensées comme plurielles, ouvertes, engagées, financées en large partie par l’argent public.

Khaled - Didi

Dans une logique de marché concurrentielle, les débats entre World Music et musiques du monde résument les tensions en jeu entre résistance et adéquation au système, tensions qui sont caractéristiques de la globalisation. La France se distingue du marché anglo-saxon par des acteurs associatifs militants qui promeuvent une vision éthique et positive de tutelle de la diversité culturelle soutenus par les pouvoirs publics. Cet engagement politique montre en creux les paradoxes d’un multiculturalisme à la française, où la diversité est enchantée sur les scènes musicales alors que sur d’autres plans, comme la gestion de l’immigration et des frontières, la diversité est un problème à gérer. Aussi les institutions internationales comme l’UNESCO s’inscrivent dans cette polémique lorsqu’elles élargissent leur logique patrimoniale aux biens immatériels, ce qui a pour effet de valoriser certaines pratiques culturelles, mais aussi de les figer dans un éternel présent, en renonçant à tout caractère qui se veut contraire à un imaginaire positif de tradition, d’authenticité et de pureté.

En somme, la dispute entre World Music et musiques du monde en dit beaucoup sur les débats qui se cachent derrière une présentation souvent enchantée des diversités culturelles, polarisés entre exploitation et sauvegarde, authenticité et marketing, tradition et innovation. L’utilité des termes World Music/musiques du monde est peut-être bien là. Le flou qui entoure leur contenu esthétique permet la définition de catégories politiques, économiques, identitaires, mobilisée par les acteurs, professionnels, musiciens, techniciens, publics, pour donner corps à des différents projets de société, les confronter, les débattre.

Aujourd’hui, 30 ans après les premières disputes, l’irruption du numérique dans la production, la diffusion et l’écoute de la musique vient interroger les rapports de domination de la World Music et poser à nouveau frais les débats qui ont accompagné les origines. L’économie du disque sur laquelle s’était érigée la première World Music est complètement effacée au profit d’enregistrements produits parfois directement dans les pays dits « du Sud » et partagés sous forme de fichiers numériques au prix d’une connexion à haute vitesse. Maintenant un passionné de musiques d’ailleurs trouve de quoi satisfaire son oreille en surfant sur des plateformes virtuelles, des sites de stockage grand public de type Youtube ou Spotify, aux blogs des experts qui cachent des pépites inconnues, des archives historiques digitalisés, aux productions fraichement sorties des cartes son. Les métiers du son et de la musique prennent de l’ampleur dans plusieurs pays dits « du Sud », ainsi les producteurs occidentaux ne sont plus les seuls tenants de la diffusion des musiques du monde et les musiciens trouvent sur place des experts locaux de la sonorisation et de la commercialisation.

Comment ces changements influencent-ils les structures économiques, les processus de production et les réseaux de distribution instaurés par 30 ans de World Music ? Quelles nouvelles opportunités s’ouvrent pour les musiciens « du monde » ? Est-ce que les auditeurs font face à une offre plus large et démocratique que celle proposée par le mécanisme des sorties discographiques ? En effet si l’émergence du numérique a été accueillie avec enthousiasme dans beaucoup de pays émergents, comme un outil d’émancipation et de progrès, l’on doit aussi considérer les disparités nationales et régionales en termes d’accès aux réseaux et aux objets, de maitrise des outils, de formation professionnelle aux métiers du numérique. La supposée horizontalité des moyens numériques, qui constitue des connections très rapides entre les capitales régionales et les centres de production occidentaux, pose également la question de la démocratisation des usages, de la distribution des ressources et des structures de support. L’on peut aussi demander comment se jouent les équilibres entre maîtrise technologique et pouvoir de négociation de l’identité des sons et des cultures. Ces questions encouragent certains à décréter la fin de la World Music telle que nous la connaissons. Ce qui est sûr, il faut continuer à en observer les évolutions esthétiques, politiques, technologiques, repartir du passé pour mieux comprendre le futur de nos mondes de musiques.

 

 

Marta Amico

Marta&ahmed

Marta Amico est maîtresse de conférences en ethnomusicologie à l’Université Rennes 2. Ses travaux portent sur  les processus de création et de patrimonialisation musicale qui se composent dans des contextes de conflit armé, notamment au Mali et dans le Sahara. Elle s’intéresse également aux fabriques musicales transculturelles qui composent la catégorie de la « World Music ». Plus largement, elle s’intéresse aux relations entre musique, identité, globalisation, politiques culturelles et maintien de la paix. Elle a publié l’ouvrage « La fabrique d’une musique touaregue. Un son du désert dans la World Music » aux éditions Karthala (collection Les Afriques, 2020).

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