(ndlr) Contestées pour ce qu’elles soulèvent d’ethnocentrisme, et d’héritages du colonialisme et du capitalisme mondial, les appellations « world music » ou « musiques du monde » posent question et mériteraient sans doute leur aggiornamento. Une mise à jour des mots que nous posons sur les choses, qui charrient, convoquent et façonnent nos imaginaires et nos sensibilités. Des mots qui ont leurs conséquences au niveau des conditions matérielles de création, diffusion et réception des œuvres produites.
Pour amorcer ce questionnement, quatre articles ouvrent la réflexion :
- un point de vue sociolinguistique, avec l’enquête du chercheur Philippe Blanchet
- un point de vue journalistique avec l’analyse de Shiba Melissa Mazaza
- un point de vue musicologique avec l’étude de l’ethnomusicologue Marta Amico
- un point de vue artistique, avec un recueil de témoignages d’artistes de différentes générations par Anne-Laure Lemancel.
Avant que la musique en streaming et les médias sociaux ne deviennent la norme (et avant même que ma carrière de journaliste musicale ne soit pleinement établie), je travaillais occasionnellement chez un disquaire local et gagnais modestement ma vie. Je passais des heures à patrouiller dans la boutique, avec le t-shirt et le badge « Look and Listen » (cherche et écoute), parfois à m’occuper des caisses et d’autres fois à réorganiser les CD mélangés par les clients. À d’autres moments, j’étais affecté à un genre particulier - le plus souvent la section « Musiques du monde » - étant l’une des seules personnes racisées parmi le personnel qui pouvait être identifiée à certains des artistes présents dans ce rayon.
Étrangement à l’époque, on pensait que je m’y connaissais plus que quiconque sur cette section, ce qui était intrinsèquement faux, mais j’acceptais ce rôle dans le cadre de mes fonctions. Depuis longtemps, les pays non occidentaux endossaient de nombreux rôles et acceptaient les critères que l’Occident nous imposait en matière de musique. Il semblait donc indiscutable que la musique non occidentale, tout comme la musique occidentale, ait aussi ses genres distincts. En toute logique, le mbalax et l’afrobeat ne peuvent être regroupés dans un même genre, à l’instar du RnB et du punk rock qui sont eux aussi nettement différents. Les « musiques du monde » s’étendent aussi à des sons tels que la pop latine, la J-Pop, le mariachi, le mbaqanga et la folk espagnole. Comment peut-on réunir dans un même genre la musique nigériane et la musique brésilienne ? En quoi cela aurait-il pu être utile ? Pourtant, dès lors qu’un nouveau lot de CD de musique rock ou pop arrivait, nous l’exposions en vitrine comme incontournable, allant du groupe de Rock alternatif anglais Keane au groupe de Folk-rock américain Bon Iver, qui se vendaient comme des petits pains semaine après semaine - l’Afrique du Sud étant un pays ayant accepté les normes américaines aussi longtemps que l’on puisse s’en souvenir. À l’époque, la musique pop était essentiellement blanche et masculine, et tout ce que nous ne pouvions pas classer dans le magasin était rangé dans la section arrière regorgeant de diverses éditions de CD Putumayo, proposant la musique « Congo à Cuba, de Rome à Rio ».
La jeune fille que j’étais en venait à accepter cela comme une norme, comme toute autre personne l’aurait fait - comme c’est le cas pour de nombreuses autres catégories et pratiques qui trouvent leur place dans notre quotidien en raison de l’impérialisme culturel occidental.
Putamayo - Congo to Cuba
Depuis, en voyageant à travers le monde en tant que journaliste musicale, j’ai essayé de me rendre dans autant de disquaires que possible, même si l’économie du streaming a changé notre façon d’écouter et ce que nous écoutons.
Nulle part au Cap-Vert, à Accra, en Côte d’Ivoire ou à Addis-Abeba, je n’ai vu la catégorie « Musiques du monde » être utilisée pour englober les différents sons disponibles au niveau local et international. Cela n’a rien d’étonnant : purement occidentale, l’idée de musiques du monde est apparue dans les années 1980 comme un exercice de marketing visant à encourager les gens à s’intéresser aux cultures autres que celles des États-Unis et du Royaume-Uni afin d’augmenter les ventes. On aurait difficilement pu prévoir que les artistes qui seraient rangés dans la catégorie « Musiques du monde » côtoieraient un jour les plus grands artistes de la musique pop.
Aujourd’hui, ces artistes pop reconnus se tournent vers ceux que l’on considère comme des « musiciens du monde » pour faire évoluer leurs sons. Tems, Wizkid, DJ Lag, BTS, Camilla Cabello, J Balvin et bien d’autres ont fait équipe avec des artistes occidentaux pour leur apporter un nouveau public. Des genres considérés comme musiques du monde tels que l’afrobeat, le gqom et l’amapiano envahissent rapidement tous les dancefloors imaginables avec leurs propres itérations, tandis que des artistes comme Ed Sheeran et Justin Bieber reprennent des artistes issus de la catégorie « Musiques du monde » pour étendre leur emprise sur les nombreuses populations désormais accessibles grâce à l’avènement d’Internet et des médias sociaux. En février 2019, la chanson Fall de la superstar nigériane Davido est devenue le titre nigérian le plus longtemps classé dans l’histoire du Billboard, faisant de lui le tout premier artiste africain à être certifié disque d’or en tant qu’artiste majeur aux États-Unis. Le boysband coréen BTS a battu d’autres records aux American Music Awards en novembre dernier en devenant le premier groupe de K-pop à se produire à la télévision américaine.
Davido - Fall
La séparation de ces genres en « usages » et « thèmes » n’aurait plus de sens. Même si le terme « World Music » (musiques du monde) a été remplacé par « Global Music » (musique globale) par la plus haute distinction musicale américaine, les GRAMMY, il est indéniable que l’Occident se tourne vers le « monde » pour étendre sa portée, en utilisant des sons qui étaient auparavant considérés comme trop « exotiques » pour faire face au monde occidental de la pop. Les idéaux qui maintenaient la séparation entre l’Ouest et le reste du monde ne fonctionnent plus pour l’industrie musicale dans son ensemble, surtout si l’on considère à quel point les communautés d’immigrants aux États-Unis et au Royaume-Uni se sont diversifiées depuis que le terme « musiques du monde » a été inventé. Il est peut-être temps d’admettre que l’esprit capitaliste à l’origine de cette séparation a désormais besoin des musiques du monde pour se perpétuer.