Le son du Lagos Yoruba n’a cessé de se régénérer depuis son âge d’or du milieu des années 70. Tirant ses racines de la culture islamique, le style s’est sécularisé, et influence la nouvelle scène afrobeats. Tout en continuant à sonoriser les quartiers les plus populeux de la mégapole nigériane. Tour de piste.
Taye Currency, Saheed Osupa, Ks 1 Malaika, mais aussi la reine du Fuji, Yeye Eniba, et son roi autoproclamé depuis 1993 : Wasiu Ayinde, alias K1 the Ultimate, alias Kwam 1, 50 ans de carrière…
En cette fin de décembre 2002, le parc Muri Okunola de Lagos, au Nigeria, accueille le troisième troisième festival Fuji Vibrations. Le gratin du Fuman, l’association des musiciens Fuji du Nigeria, présidé actuellement par l’artiste SK Sensation, est dans la place. Sur scène, tenants du courant orthodoxe - invocations coraniques, guitares et envols de percussions gangan et sakara - alternent avec les nouveaux espoirs, dont un gamin de dix ans, Kid Agba Awo, et un duo de DJ masqués, Maze Mxtreme, qui mixe EDM, afro-pop et Fuji… Pendant ce temps, dans la salle, les liasses de nairas déployées pour doucher les musiciens sont de sortie : quand il s’agit de manifester son plaisir, on ne le fait pas à moitié dans le monde du Fuji…Surtout lorsqu’on tient à afficher son appartenance a à l’élite Yoruba. Les icônes de la musique Fuji figurent parmi les artistes les plus fortunés du Nigeria.
La Fuji est l’une des musiques signature de l’un des trois principaux groupes ethniques du pays le plus peuplé du continent. Mais c’est aussi l’un des styles africains parmi les plus méconnus et mésestimé, au delà des frontières du Nigeria. Ses artistes ont beau tourner parmi la plus vaste diaspora noire du monde, la bande son des quartiers populaires d’Eko, Lagos en Yoruba, n’a jamais percé à l’international, exception une incursion sur des territoires dub datant de….1997.
Fuji Dr. Ewon, Adewale Ayuba - Fuji Dub
« Le succès du festival Fuji Vibrations est pourtant une incontestable preuve du renouvellement et de la vivacité de cette musique » constate le journaliste Jahman Anikulapo Oladejo, figure de la scène culturelle de Lagos. « Contrairement à la Juju Music, qui est aujourd’hui passée de mode chez les Yoruba », poursuit-il :« la Fuji est toujours aussi populaire dans les rues, les marchés mais aussi chez VIP de Lagos. » Particulièrement chez les « Ogas at the top », politiques, hommes d’affaires du secteur privé et parrains de l’économie informelle. Le notoire Musuliu Akinsanya, alias MC Oluomo, est ainsi un important mécène de la scène. Natif du populeux quartier d’Oshodi, cet ancien agbero, ou area boy (jeune démuni), s’est d’abord élevé au poste président de la branche locale de la puissante association nigériane des travailleurs du transport routier, avant d’être nommé, en 2022, à la tête d’une autre machine à cash : l’organisme d’Etat chargé de superviser la centaine de parkings et gares routières de la ville qui ne dort jamais.
Wasiu Alabi Pasuma - Hommage à Mc Oluomo
https://www.youtube.com/watch?v=vpzrekcA53U
Métropole historique du monde Yoruba, Ibadan fut entre autre la ville native du défunt chanteur de Were, Alhaji Dauda Eco Akara (1943-2005) qui eut une influence marquante sur la première vague de musiciens lagotiens.
Durant les années 70, souligne Saheed Aderinto, l’élite Yoruba préférerait s’afficher avec des artistes de la scène Juju plutôt que celle du Fuji, associée au prolétariat illettré et musulman de Lagos, tels que les rabatteurs des gares routières. « Mais à cette époque », poursuit le chercheur : « l’irruption d’Ayinde Barrister a permis de transformer cette musique en un genre cosmopolite et syncrétique commençant à attirer la clientèle VIP ». Alors que les régimes militaires se succèdent durant les années 80, les paroles vivent aussi leur aggiornamento : finies les seules valeurs morales, Ayinde Barrister sera le premier à multiplier dans son « Fuji garbage » sous-entendus sociaux et politiques, tout en l’ouvrant au reggae et disco. La fin du XXe siècle nigérian sera marquée par sa rivalité créative avec Festus Adedayo Kollington, alias General Ayinla Kollington, en écho à celle qui opposera ultérieurement, de l’autre coté de l’Atlantique, 2pac à Biggie Smalls.
General Ayinla Kollington
La légende raconte qu’au tournant du XXIe siècle, Kollington avait parmi ses fans un jeune homme nommé Bola Tinubu, futur gouverneur de Lagos entre 1999 et 2007, et élu, le mois dernier, à la tête de la fédération nigériane. Dans la capitale économique du Nigeria, le candidat du parti au pouvoir, le PDP, aura pu compter sur le soutien sans faille de la scène Fuji.. même si sa jeunesse prisant les Afrobeats aura placé le challenger Peter Obi en tête des votes dans l’Etat…
Ces vingt dernières années, le style s’est sécularisé, dans la lignée du défunt musicien catholique Sonny T, surnommé en Yoruba (omo nna to’n ko fuji), le « Igbo qui joue de la Fuji ». Grâce à Kwam 1, mais également Wasiu Alabi Odetola, alias Pasuma Wonder, et Abass Akande Obesere, il s’est ouvert à la scansion hip-hop et au nouveaux argots urbains. Il semble désormais être à l’ère d’une nouvelle mutation.
Sonny T - I Come from Mushin Medley
https://www.youtube.com/watch?v=Dq-wfagJA88
Pendant que le vétéran Fuji Wasiu Alabi Odetola, alias Pasuma, se met à l’amapiano, ses petits enfants Afrobeats retournent aux sources : dans la lignée du pionnier 9nice et de son morceau Gongo Aso, les jeunes artistes urbains Yoruba multiplient les emprunts aux mélopées et tournoures linguistiques des chanteurs de Fuji : Habeeb Okikiola, alias Portable, Onolyide Azeez aka Zinoleesky, Farebanks ou Barry Jay, qui n’est autre que le fils d’Ayinde Barrister.
Ahmed Ololade, alias Asake, 28 ans, originaire de l’Etat de Lagos, passé par des études d’art dramatique à l’Université d’Ife, le berceau du monde Yoruba, est l’un des artistes revendiquant le plus ouvertement une « attitude Fuji ». Cette street credibility a porté son premier LP Mr Money With The Vibe, marquant les noces de l’Amapiano et des Afrobeats, au sommet des palmarès nigérians de 2022. Le morceau Nzaza, par exemple, et sa manière plaintive de dérouler le dur quotidien et les espoirs des jeunes lagotiens, d’ojuelegba à Ikate, aurait pu très bien être interprété par un parrain de la Fuji.