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Astrig Siranossian - 2022 © Agoudjian
Astrig Siranossian - 2022 © Agoudjian

Entre Paris et l’Arménie, six cent mille connexions intimes

En 2024, Tahar Rahim incarnera sur le grand écran Charles Aznavour. Le plus célèbre des enfants de la diaspora arménienne, né Shahnourh Varhinag Aznavourian, aura enfin le droit à sa biographie filmée, réalisé par Grand Corps Malade et Mehdi Idir. Un événement qui ne doit pas faire oublier la pléiade d’autres musiciens basés en France qui, aujourd’hui encore, revendiquent un héritage arménien. Tour d’horizon qui ne peut prétendre à l’exhaustivité…

 

Au pays de Noé

L’Arménie ? Le cliché réduit le pays à une vue du mont Ararat (le volcan recouvert de neiges éternelles au sommet duquel l’arche de Noé se serait posée), quelques églises en équilibre sur des prairies escarpées et un air de duduk. Comme toujours, le cliché n’a pas totalement tort, son cadre trop serré a juste le défaut de cacher la majeure partie de la réalité. Le duduk (ou doudoug ou encore Դուդուկ, pour qui lit l’arménien) est effectivement l’instrument national du petit Etat caucasien. « Il est sculpté dans du bois d’abricotier sauvage. C’est notre terre qui le fait grandir, elle lui donne son caractère » explique Artyom Minasyan, qui a commencé à en jouer avant d’avoir dix ans et a brillé au conservatoire d’Erevan. Le musicien est installé en France depuis bientôt 20 ans. Avec le groupe de rock planant Deleyaman ou l’ensemble interculturel Canticum Novum, il joue aussi du shevi (une flûte à bec), du blul (une flûte oblique chromatique) et de la zurna (un lointain cousin de la bombarde bretonne) mais le hautbois au timbre doux et grave reste son instrument principal. C’est un motif de fierté : « Tous les autres musiciens me disent que c’est un instrument unique »  fanfaronne-t-il.

Artyom Minasyan 

 

Une diaspora en chansons

Le duduk a beaucoup voyagé. Impossible de passer sous silence le génocide perpétré il y a un peu plus de cent ans par l’Empire ottoman. Plusieurs millions d’Arméniens vivaient sous sa domination avant la Première guerre mondiale. Plus d’un million ont péri du fait des déportations et des massacres organisés en 1915 et 1916. Beaucoup ont trouvé le salut dans la fuite. A Marseille, comme dans d’autres ports de la Méditerranée, les rescapés sont arrivés par bateaux entiers. Aujourd’hui, la communauté arménienne en France compterait environ 600 000 membres. Le chiffre est naturellement imprécis, les deux tiers étant français depuis 3 ou 4 générations. Chacun, pourtant, révèle vite son histoire familiale. «  Mes grands-parents paternels sont nés à Constantinople au début du vingtième siècle. Du côté de ma mère, ils sont nés à Alep » détaille la violoncelliste Astrig Siranossian. « Mon père et moi sommes nés en France. Nous avons reçu cette culture à travers la famille. Les grands-parents de mon père ont survécu au génocide et sont arrivés dans les années 20 – en 1925 exactement – en France. Eux écoutaient beaucoup de disques, de microsillons. Mon père a grandi avec ça dans les oreilles. Sa culture arménienne, c’est ce que ses grands-parents lui ont transmis » complète la pianiste et chanteuse Macha Gharibian.

 

La musique au cœur du quotidien

En revenant aux origines du parcours artistique de son père, Dan Gharibian, l’un des fondateurs du groupe Bratsch, Macha révèle l’une des raisons de la sur-représentation des enfants ou petits-enfants d’Arméniens dans le champ de la musique française. Pourquoi, outre Charles Aznavour, cette diaspora a-t-elle vu naître en son sein des talents aussi différents que ceux du compositeur Michel Legrand, du chanteur Alexis HK, du DJ François Kevorkian, du rockeur Kemar Gulbenkian (du groupe No One Is Innocent) ou du pianiste André Manoukian ? Parce que, répond Astrig Siranossian, « la musique, dans la culture arménienne, accompagne toutes les phases de la vie, les plus tristes comme les plus joyeuses. On va à l’église en famille et toute la messe est chantée. C’est un langage parallèle au langage parlé. Chez nous, même si on n’a jamais étudié la musique, on ouvre son cœur aux gens qu’on aime, on essaie de résoudre des difficultés en chantant ou en dansant. C’est totalement décomplexé : on peut chanter sans être chanteur, ce qui, malheureusement, s’est perdu en Occident. »

Astrig Siranossian - Noubar

 

L’avenir d’une langue 

Nourris par ces histoires familiales hautement musicales, les projets se multiplient. Astrig Siranossian a publié en octobre 2022 sur le label Alpha Classics Duo solo, un disque intimiste où une chanson arménienne succède à une suite de Bach. Quelques mois plus tôt, le collectif franco-turco-arménien Medz Bazar avait publié le radieux Insanistan. Il avait été précédé par Guenat Pashas, le deuxième album de Papiers d’Arménie, un groupe dont la composition reflète la diversité de parcours entremêlés. « C’est comme une famille, même si on n’a pas les mêmes origines » constate Artyom Minasyan. « Je viens d’Arménie ; Dan Gharibian est à moitié italien, à moitié arménien ; Aret Derderyan, qui joue de l’accordéon, est un arménien d’Istanbul… Nous jouons de la musique arménienne mais revue par la diaspora. » « On met un « s » à « Arménies », parce qu’on est chacun arménien à notre manière ; même quand on cuisine, on ne suit pas exactement les mêmes recettes » ajoute Macha Gharibian, qui a produit le disque. Sur le ton de la plaisanterie, son commentaire prouve la grande ouverture de la communauté arménienne de France. « Elle n’a pas le visage des communautés arméniennes du Moyen-Orient, qui sont très organisées et très soudées ; elle est beaucoup plus intégrée ou assimilée à la société française » déclare Vahan Kerovpyan, la cheville ouvrière de Medz Bazar. Le jeune chanteur multi-instrumentiste ne minore pas pour autant sa force : « Contrairement à ce que pensait la génération d’avant, ma génération cultive son côté arménien. Son identité se recrée, se redessine. Le numérique a cet effet inattendu : la langue arménienne vit en ligne. C’est une bouée de secours pour une diaspora qui aurait pu perdre ses repères et son unité. » C’est également la promesse de nouvelles créations nourries par une langue dont l’alphabet comprend 38 lettres, ce qui, selon Astrig Siranossian, « amène une grande richesse sonore ». On ne saurait mieux dire…

Medz Bazar - Insanistan

 

Playlist du Collectif Medz Bazar

Playlist du Dan Gharibian Trio

 

François Mauger

 

Né à Paris une année du chien, François Mauger a été le directeur commercial d'une radio privée burkinabè, travaillé pour Lusafrica, la maison de disques de Cesaria Evora, co-écrit un essai sur la notion de musique équitable, conçu plusieurs compilations (dont "Drop the debt" et, récemment, "L'Amazone" pour Accords Croisés), co-dirigé le magazine Mondomix, co-réalisé un documentaire sur les musiques noires (France Ô), intégré le comité éditorial du festival Villes des Musiques du Monde... Outre AuxSons, il collabore actuellement avec A/R Magazine voyageur et le magazine en ligne 4-33mag.com, consacré aux rapports entre musique et nature.

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