Dans la cartographie des musiques du monde arabe, la Libye fait figure pour beaucoup de mystère. Coincé entre les géants algérien — au Maghreb, pour le raï et l’andalou — et égyptien — au Moyen-Orient, pour le tarab et la pop —, le pays voit sa relative marginalité renforcée par quarante ans de dictature ayant bridé toute expression artistique ainsi que le développement, embargo aidant, d’une industrie musicale digne de ce nom. Au-delà les artistes ayant cédé aux sirènes du Caire (pour le crooner Salim « Samy » Baroudi dans les années 1960 et l’un des piliers de la musique « gil » Hamid Shaeri dans les années 1980) ou de Paris (pour Ahmed Fakroun), la Libye demeure néanmoins une terre d’écoute et de production musicale.
Jusqu’à la révolution qui met fin à la monarchie ayant succédé à la colonisation italienne, Tripoli fait partie des étapes obligées des grandes tournées des chanteurs classiques égyptiens en Afrique du Nord. Salama Higazi s’y produit ainsi en 1914, tout comme Oum Kalthoum le 12 mars 1969, faisant reculer selon certaines sources la date du coup d’Etat de Qaddafi, reportée au premier septembre de la même année. L’influence de l’Égypte et de ses grandes stars se fait fortement sentir dans le genre « médian », à l’image de Adel Abdelmajid (et son grand succès régional Hezz ash-shoq) et de Tounis Meftah, qui mêle par ailleurs répertoire traditionnel (Nassitak ya l-ba’id) et chansons patriotiques. Plus tard, c’est la pop qui prendra le relais, avec des artistes comme Cheb Jilani.
Tounis Meftah - Ma Tghib
La Libye possède cependant sa propre tradition de musique savante andalouse, le maalouf, comme à l’est de l’Algérie et en Tunisie.
Hassan Arabi - Tarraz Ar-Rayhaan
Quatre décennies de « grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste » ont eu un impact contrasté sur les musiques traditionnelles du pays. D’un côté, les artistes et répertoires issus principalement du creuset arabe (notamment bédouin) sont instrumentalisées et érigées en représentants folkloriques d’une culture officielle typiquement nationale, le chanteur Mohammed Hassan en tête.
Mohammed Hassan - Leysh Beta
D’un autre, les manifestations musicales de la culture amazigh subissent le rouleau compresseur des politiques d’arabisation étatiques et restent cantonnées à l’informalité. Aujourd’hui, c’est l’interprète Dania Ben Sassi qui en est la figure la plus populaire, avec ici une chanson aux arrangements pop-traditionnels qui rend hommage aux martyrs de la révolution. Dans les oasis de Ghadames et Ghat, les groupes de musique touareg des pays voisins — Tinariwen en tête, dont une partie des membres, un temps engagés dans la lutte armée, est passée par les camps d’entraînement militaires libyens —, sont les plus populaires, au détriment d’éventuels artistes locaux.
Dania Ben Sassi - Agrawli Itri Nnegh
Le marskawi est peut-être ce qui musicalement est le plus associé à la Libye. Tirant son nom de la ville de Mourzouk, ce genre associé comme le raï aux ouvriers et aux classes sociales défavorisées est né dans les années soixante-dix du mélange des musiques urbaines alors à la mode et de la tradition musicale bédouine. Populaire avant tout dans le sud et l’est du pays, il est également écouté dans certaines régions bédouines égyptiennes. Les chansons de ses interprètes les plus célèbres (Abdeljalil Abdelqader avec « Ramit al nazar » et « Min badi » ainsi que Ibrahim Al Safi pour ne citer qu’eux) continuent d’être reprises jusqu’à aujourd’hui.
Abdeljalil Abdelqader - Rad Allah Alia
Évoluant vers un style plus léger, toujours en dialecte libyen comme l’essentiel de la production musicale arabophone du pays, le marskawi est à l’origine de la pop incarnée par les natifs de Benghazi Ahmed Fakroun et Ahmed al Shaeri et le Tripolitain Nasser al Mezdawi. Tandis que le premier enregistre à Paris l’album « Mots d’amour » en 1987, qui connaît dans les années 2010 un regain de popularité grâce à ses tubes « Guelti » ou encore « Soleil Soleil » (dont le clip, réalisé par Jean-Baptiste Mondino, fait apparaître Coluche à l’écran), les deux autres signent au Caire les hits de nombreux artistes égyptiens, Amr Diab en tête.
Ahmed Fakroun - Nisyan
Hamid al Shaeri - Oyounha
Interdite de séjour sous Muammar Kadhafi, la musique occidentale circule sous le manteau et conduit à la formation d’une multitude de groupes à l’identité pop rock, métal ou hard rock revendiquée. L’importation étrangère la plus marquante dans la musique libyenne est cependant celle du reggae à partir du début des années 1990. Omniprésent, chanté par une multitude d’interprètes féminins comme masculins, le reggae a néanmoins pour figure principale Ibrahim al Hasnawi. Aujourd’hui, le reggae se mâtine d’accents reggaeton voire trap, au fil des tendances mondiales.
Ibrahim al Hasnawi - Min Galbi Khoudou
Si le reggae peut être porteur de paroles engagées, c’est au rap — structuré principalement entre Benghazi et Tripoli — qu’est associé le répertoire contestataire. Indissociable de la révolution de 2011, ce dernier a évolué ces douze dernières années, perdant parfois en acidité pour tendre vers un registre plus consensuel, et souffrant particulièrement d’une rentabilité économique quasi-inexistante. Alors que certains tentent de rejoindre l’Europe clandestinement en bateau à l’instar de MC Swat ou s’engagent ouvertement en faveur du pouvoir en place dans le cas de Volcano, d’autres comme McMego (Fifth Authority, Tripoli) et Issa Ben Dardaf (Benghazi) optent pour un rap commercial (« Wkhayna feat. KamiKazi », « Zahrana ») éloigné de leurs débuts (« Zanga kharba », « Da’ el rabi’ el arabi feat. Al General ») plus bruts sur la forme comme le fond. De Rami al Kaleh (« We will not surrender »), tué par un partisan de Kadhafi en 2011 à Ibn Thabit (« Al Sou’al »), qui mit un terme à sa carrière une fois le régime renversé, les productions de la révolution demeurent un rappel de l’espoir suscité par cette dernière, ainsi que des profondes amertumes qui s’en sont ensuivies.
Ibn Thabit - Al Sou’al