Cheikha Rimitti (1923-2006) est de ces artistes que l’on connaît sans en savoir en réalité grand chose. Sa longévité dans un univers musical essentiellement masculin, son style brut et ses tenues de scène traditionnelles contribuent à une mythification facile, renforcée par l’apparent contraste avec son milieu d’origine et les étiquettes : féministe, icône, rebelle. Une chose est certaine néanmoins ; à de multiples égards Saadia Bedief est la « racine » — selon ses propres mots — du raï. En témoigne le spectacle « Les Héritières - Hommage à Rimitti », présenté le 8 mars 2022 à l’Institut du Monde Arabe, et le 25 mars au Tamanoir.
Médahate nouvelle génération
Dès ses débuts, Cheikha Rimitti enrichit par ses compositions le répertoire des medahates — ensembles féminins de la région d’Oran qui animent les festivités par des chants initialement religieux — qu’elle mêle au duo gasbah/gallal (flûte de roseau/long et étroit tambour), plutôt privilégié des hommes. Séduite un temps par les synthétiseurs du « raï au kilomètre », elle revient à ses premières amours au début des années 1990. Tout, de ses longues robes de satin de polyester aux bijoux dorés qui dégoulinent sur sa poitrine en passant par son jeu de scène à la fois minimaliste et charismatique trahit l’artiste rompue aux fêtes de mariages qu’elle continue longtemps à animer. Cabarets de la côte algérienne, cafés chantants parisiens, centres culturels de banlieue et grandes scènes internationales, le traitement est le même, au plus grand bonheur du public.
Chanter pour vivre
Cheikha Rimitti chante afin de gagner sa vie, elle qui a grandi sans rien. C’est ainsi pour soutenir financièrement sa famille qu’elle s’installe à Paris, après l’indépendance d’une Algérie qui ne la reconnaît pas, puis à la fin des années 1980. À l’affiche du Bejaïa Club, modeste troquet de la Chapelle, elle vit dans la chambre simple d’un hôtel une étoile de Barbès. Des circonstances qui en font « une femme pragmatique, très scrupuleuse et droite dans ses bottes », selon Jean-Hervé Michel, tourneur de la chanteuse en 1992, qui s’étonnait alors que Cheikha Rimitti refuse de confirmer sa participation à un festival en Italie huit mois plus tard de peur de devoir se désister en cas d’empêchement. Mais la passion pour la musique est omniprésente, comme en témoigne le jour où, à l’arrière d’une camionnette en route pour un concert en Belgique, elle se met à improviser devant ses musiciens ébahis sur l’air d’andalou que passe le lecteur-cassette. Pour nourrir son corps comme son âme, la chanteuse compose mentalement sans arrêt, allant jusqu’à déclarer : « Les chansons me hantent, je n’en dors pas la nuit, et c’est comme si des abeilles me piquaient la tête. » Des chansons qui parlent des plaisirs — et des affres — de l’amour et de la chair dans la lignée des chansons de mariage réservées aux assemblées féminines, mais aussi de la misère et de l’hypocrisie des bien-pensants. Comme Milouda, inspirée d’un fait divers où une femme, accouchant hors-mariage, abandonne à la mort son nourrisson dans une forêt.
Marginalisation
Rimitti porte ainsi la voix des déshérités poussés sur les chemins de l’exode rural qui s’entassent dans les périphéries des villes de l’ouest algérien. Si elle a chanté l’indépendance de son pays, les nouvelles autorités la snobent au profit de la musique andalouse ou orientale, plus urbaines, plus sophistiquées. Davantage en raccord avec un passé glorieux fantasmé et une vision panarabe de la région. Là où d’autres se voient offrir grandes salles de spectacle et galas de bienfaisance, Cheikha Rimitti et sa voix grave, peu mélodieuse, ses paroles crues et sa musique bédouine risible et archaïque est reléguée dans la catégorie des artistes invisibles dont les 45t enregistrés en France pour la diaspora de l’Oranais sont illustrés par des starlettes de magazine. Trente ans plus tard, son aspect rebelle en fait également la cible des islamistes. Au début des années 1990 le Front islamique du salut mène alors une politique de terreur, y compris sur les Algériens de France. « Les musiciens vivaient alors comme en clandestinité, craignant pour leur vie et celle de leur famille restée en Algérie, c’était extrêmement tendu » se rappelle Jean-Hervé Michel, qui voit lors d’un concert à Brest le violoniste Mohammed Mokhtari quitter la scène à chaque appareil photo brandi dans la foule. Il en est de même pour Cheikha Rimitti qui refuse de se faire immortaliser avec un maire ravi de l’opportunité médiatique, considérant sa seule présence « comme un acte de courage et de résistance ». Éprise de son indépendance, elle qui « pense toute seule, travaille toute seule, enregistre toute seule, se commande toute seule » fuit les récupérations politiques et les positions à l’emporte-pièce. Devenue très pieuse suite à un grave accident de voiture dans les années 1970, elle continue de chanter avec la même irrévérence, tout en louant néanmoins au tournant du XXIe siècle un régime vis-à-vis duquel elle se sent redevable suite à la tragédie, et qui la met soudainement en valeur pour contrer l’influence des conservateurs. Quant à ceux qui « empruntent » ses chansons sans la créditer, elle les poursuit en justice avant de les inviter à partager la scène. Plus que porte-étendard d’une cause, elle est ainsi selon Hani Raïs, qui a dédié plusieurs années à la vie et à l’oeuvre de la chanteuse, « davantage une incarnation de la femme algérienne dans sa douleur et sa violence mêlées au désir de réconciliation et de passer à autre chose ».
Reconnaissance
Et c’est peut-être cette tolérance face à l’âme humaine dans sa complexité et son caractère éternellement subversif qui confient à Rimitti un attrait tous azimuts. Son ultime retour en France marque un double tournant dans sa carrière, vers la génération beur avide à la fois de rupture et de lien avec le pays d’origine comme vers un grand public de gauche et féru de « world », de préférence haute en couleurs, comme le démontre l’excellent Sidi Mansour sorti en 1994 avec Robert Fripp à la guitare, East Bay Ray des Red Hot Chilli Peppers à la rythmique Flea et Bruce et Walter Fowler tous droits venus de chez Zappa-Captain Beefheart. Dans les deux cas, c’est une certaine authenticité — quand bien même le mot est hautement galvaudé — qui prime. Rendue à nouveau populaire par les enfants puis les petits enfants de l’immigration grâce aux Caravanes des quartiers et aux mouvements associatifs comme le rappelle la chercheuse Naïma Yahi, elle continue d’incarner aux yeux de ces derniers un esprit de révolte, malgré le demi-siècle qui les sépare. Moderne parce que traditionnelle, universelle parce que profondément ancrée dans une identité locale, elle gagne par ce biais ses galons de « mamie » du raï, et plus largement d’une culture à cheval sur les deux rives de la Méditerranée. Jusqu’à son dernier souffle, et par-delà sa mort.
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