À La Réunion, les concerts se poursuivent malgré les restrictions sanitaires. L’occasion pour Nathalie Natiembé, la « punkette du maloya », de faire entendre sa version de Bashung. Un concert habité, riche d’émotions, au Séchoir de Saint-Leu.
Une salle plongée dans l’obscurité, des lumières sur le plateau, qui soulignent, épousent et rythment les sons, une musique qui s’élève et enveloppe le public, des émotions, un frisson qui parcourt l’assistance, des applaudissements chargés de ferveur : depuis quelques mois, en métropole, cette scène relève de la science-fiction. Mais à La Réunion, comme dans d’autres territoires d’Outre-mer, la musique continue, vivante, vibrante, et les insulaires jouissent avec bonheur de leur « droit de concert ».
Depuis le 23 février, sur l’île Bourbon, les restrictions sanitaires pour cause de Covid-19 se renforcent avec la mise en place d’un couvre-feu à 22h00, qui s’ajoute aux règles déjà en vigueur : regroupement à plus de six personnes interdit sur la voie publique ; pique-nique bannis ; jauges limitées dans les cafés-concert ; rondavelles de Saint-Leu – ces paillottes de plages où résonne la musique le dimanche – privées de concert… Alors, certes, La Réunion ne renoue pas (encore) avec la folie des grands soirs, mais les spectacles vivants, la plupart du temps complets, continuent comme autant de bulles d’espoir.
Une solidarité inouïe entre les artistes et le public
Ce jour, le 26 février, au Séchoir, dans les hauteurs de Saint-Leu, pour le concert de la bien-nommée « punkette du maloya », Nathalie Natiembé, en hommage à Bashung, le public savoure sa chance. Certains se sont convertis aux « concert assis », et font contre mauvaise fortune bon cœur. Les masques ? Les sièges laissés vides ? Des détails qui n’entachent pas la joie de communier ensemble, en musique. La situation sanitaire aurait même renforcé l’émotion, selon la présidente du Séchoir Patricia Payet et son ex-présidente Nadège Bernon : « On sent l’urgence de la situation, la nécessité de préserver cet équilibre fragile, et cette solidarité inouïe qui se tisse entre les artistes et le public… »
Ce soir-là, au moment-même où se joue le concert, le préfet de La Réunion doit s’exprimer sur une possible avancée du confinement à 18h00 ou 20h00. Ce qui, a priori, sonnerait le glas des lives. Pourtant, en préambule, Jean Cabaret, programmateur de la salle, lance un message d’optimisme : « Depuis un an, nous avons été forcés de nous adapter, de bousculer nos habitudes… Et nous nous adapterons à nouveau. La situation nous force à être réactifs. »
Sous les applaudissements du public, le concert démarre, à 19h00, avec une heure d’avance, couvre-feu oblige. Trois gaillards s’emparent de la salle, et délivrent une chanson-rock musclée et chaleureuse, où l’amour et la poésie s’emmêlent en Français et en Créole. En première partie, le groupe Kanasel, porteur d’heureux métissages, originaire de Saint-Benoît, dans l’Est, ne boude pas son plaisir : enfin sur scène après une ribambelle d’annulations ! Comme une traînée de poudre, leur joie se propage. Derrière les masques, les chants résonnent, et les sourires s’étendent jusqu’aux yeux.
Plongée dans l’océan Bashung
Deuxième round. « Entre tes doigts, l’argile prend forme/ L’homme de demain sera hors norme/ Un peu de glaise avant la fournaise/ Qui me durcira ». Dans le noir, les mots de Bashung surgissent. Implacables. Portés par la voix de Nathalie Natiembé, qui « malaxe » le verbe d’Alain. En trio sobre, entouré du guitariste Daniel Riesser (Ziskakan, Baster, etc.), et du sorcier ès machines Brice Nauroy (Lo Griyo, Danyel Waro, etc.), la chanteuse magnétique apparaît affublée d’une chemise, d’une cravate, et de sortes de « lunettes de plongée ». Et c’est bien de cela dont il s’agit : une plongée âme et cœur dans l’océan Bashung, dans cette œuvre immense qui ne cesse de la bouleverser depuis des décennies. En fin de concert, de manière informelle, elle confiera : « Bashung, c’est un peu la bande-son de ma vie. » Et ainsi, juchée sur son tabouret de bar, Nathalie ondule, tremble, secouée par des spasmes, comme si les mots de Bashung la traversaient en décharges électriques, en secousses telluriques, volcaniques. Elle a passé « des nuits sans dormir », à choisir les textes qu’elle interprèterait, à parcourir somnambule cette galaxie en clair-obscur. Et la voici, seule capitaine, face à un pupitre, avec ses feuilles, qui se succèdent et tombent à terre, où s’inscrivent les paroles dont elle ne saurait changer un mot. Sommes-nous ? (« Sommes-nous les eaux troubles ? »), Les Salines (« Il dit je ne parle pas et mon cœur brûle »), J’écume (« Au large, les barges se gondolent dans le roulis »), Le Tango funèbre (« Ah, je les vois déjà me couvrant de baisers ») : ainsi égrène-t-elle les titres du poète, qui se nimbent, sous son chant, d’une autre lumière.
« Un petit sorbet-banane »
Et peut-être est-ce pour cela que Nathalie Natiembé a su, avec fierté et sincérité, toujours avec son impeccable exigence musicale, s’accaparer ce monde si intimidant : pour la distance qu’elle lui insuffle. Une femme créole, à 11 000 kilomètres de la métropole reprend Bashung, avec un côté électro. Et pourtant, lorsqu’elle incarne Au pavillon des lauriers, impossible de ne pas ressentir cette filiation certaine, comme un dialogue, par-delà les mers : le même grain de folie, la même poésie d’abysses sombres, le même crève-cœur… Tout a commencé il y a quelques années lorsque Natiembé a repris pour la première fois La nuit je mens. Et ce soir, elle en offre une énième version, cette fois, dans une atmosphère nébuleuse, aquatique, rêveuse, un « petit sorbet-banane », selon ses mots.
« Je ne t’ai jamais dit, mais nous sommes immortels » : la chanteuse achève son concert en apothéose, en ayant avisé : « Je ne ferai pas de rappels, parce que c’est toujours le bordel ». L’émotion plane, vive, dans la salle. Et quand les lumières se rallument, et que la nouvelle atterrit sur les portables – le préfet maintient, pour l’instant, le couvre-feu à 22h00 – l’assistance savoure ce répit encore accordé. Pour les concerts à venir, et la musique partagée…