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Aliou Toure, lead singer of Songhoy Blues: “Mogoya has disappeared and the love of power has eclipsed the power of love” - © Andy Morgan

Mogoya (épisode 1)

Mon fils entre dans la cuisine avec une pile d’assiettes sales entre les mains qu’il jette dans l’évier. Je lui demande de les mettre au lave-vaisselle. Il repart en faisant la tête. Le fils de l’ancien président du Mali, Karim Keïta, est filmé en train de siroter un verre de Moët et Chandon sur un yacht de luxe quelque part près des îles Baléares, entouré de jeunes femmes séduisantes, tandis que de nombreux citoyens maliens se demandent d’où viendront leurs prochains repas, ou si c’est suffisamment sûr pour se rendre à leur marché local pour acheter des céréales. À divers degrés, mon fils et le fils de l’ancien président sont coupables de bafouer les principes de la mogoya.

Mogoya est un mot de la langue mandingue souvent traduit par « humanité » ou « le fait d’être humain ». Cette traduction me semble insatisfaisante car un humain ou une personne peut être bon ou mauvais. Une meilleure traduction est le mot yiddish mensch (un homme bon). Un mogo est un mensch, et la mogoya est le fait d’être un homme bon.

Oumou Sangaré - Mogoya

 

Tous ceux à qui vous parlez auront leur propre définition de la mogoya. Pour Oumou Sangaré, qui a sorti un album intitulé Mogoya en 2017 (qui depuis a été ressorti en versions remixées et acoustiques), le mot signifie « humanité » et « honnêteté. » Le maître du n’goni, Bassékou Kouyaté décrit une personne qui a la mogoya comme « quelqu’un d’incorruptible, qui ne vous trahira jamais, ne sera jamais jaloux, ne voudra jamais faire de mal à personne. » Selon la rappeuse Ami Yèrèwolo, avoir la mogoya signifie « être là pour l’autre, s’aimer, s’entraider ». Chérif Keïta, professeur de français, d’Arts Libéraux à l’Université de Carleton dans le Minnesota et biographe de Salif Keïta, estime que le principe de base de la mogoya « est de savoir que vous venez au monde entre les mains d’autres personnes, et que vous quittez aussi ce monde entre les mains d’autres personnes. La mogoya admet la dépendance de l’homme à la communauté, à ses semblables. »

Bassekou Kouyate & Ngoni Ba (Live at Müpa Budapest)

 

La mogoya appartient à cette couche sous-jacente de la spiritualité africaine qui précède l’arrivée de l’islam ou du christianisme. Le mot englobe les institutions et les attributs qui permettent aux êtres humains de vivre ensemble dans la paix et l’harmonie : le village, la famille élargie, le moi extérieur « social », le soin et l’éducation des enfants, le respect des aînés et des ancêtres, l’honnêteté, l’humilité, la coopération, la tolérance et le respect.

Il intègre les principes sociaux et les habitudes qui ont sous-tendu les sociétés mandingues pendant des siècles, de horonya (la noblesse), à danbé (la dignité) à senankouya (les relations interethniques cordiales ou la capacité d’une personne appartenant à un groupe ethnique de se moquer gentiment d’une personne d’un autre groupe sans que cela conduise à la violence).

On oppose à la mogoya les forces des ténèbres et la discorde : le pays de la brousse sauvage au-delà du village, le moi privé intérieur, l’individualité destructrice, l’intérêt personnel égoïste, la jalousie, l’arrogance et la cupidité. Et surtout, la soif de l’argent.

Le concept bantou d’ubuntu est presque identique à celui de la mogoya. Lors des obsèques de Nelson Mandela, Barack Obama a décrit ubuntu comme un mot qui incarne le plus grand don de Mandela : « celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-mêmes aux autres et en veillant à leurs besoins. » Il aurait pu tout aussi bien parler de la mogoya.

L’idée essentielle est qu’à la naissance, un être humain est un simple animal - un homo sapiens sauvage et indompté. Elle ou il doit acquérir la mogoya pour devenir une personne complète avec qui il est facile de vivre. C’est un processus de toute une vie, et dans la société traditionnelle, ce processus commençait quand le bébé entendait les berceuses de sa mère puis les histoires, les secrets, les danses, la musique et le théâtre de la part de ses grands-parents, de la famille élargie, du village et, dans la société mandingue, des griots.

En osmose progressive, l’enfant absorbait la sagesse des ancêtres et acquérait un fort sentiment de sa propre identité, sa place dans le monde, et la différence entre le bien et le mal.

L’assimilation de la mogoya se déroulait ensuite par le biais d’un système prédéfini d’initiations et d’appartenance à des groupes d’âge et des associations, à travers l’adolescence, l’âge adulte, la vieillesse et enfin la mort et à la réintégration du monde invisible des ancêtres et des esprits. L’éducation consistait avant tout à apprendre à vivre avec les autres. La curiosité, l’innovation et les prouesses individuelles étaient considérées comme des préoccupations secondaires, voire des dangers à éviter.

Mais c’était avant. De nos jours, les Maliens passent plus de temps à déplorer la mort de la mogoya qu’à vivre selon ses préceptes. Un fait révélateur : l’album d’Oumou Sangaré est sorti au Mali sous le titre Bi Mogoya, ou « Mogoya D’Aujourd’hui ». Compte tenu de toutes les histoires de trahison, de malhonnêteté et d’infidélité dans les paroles de ses chansons, le titre est parfaitement logique.

« Ici, en Afrique, nous avions certaines valeurs qui sont en train de se perdre », m’a confié Oumou en 2017. « L’Africain est très pauvre, mais très correct. Quand un Africain vous disait : « Oui, je le ferai », il le faisait, sans contrat ou quoi que ce soit. Il le faisait, car il avait donné sa parole. Mais maintenant, c’est l’opposé qui se produit. »

 

(…) à suivre …Lire l’épisode 2.

 

Dans la Playlist de Songhoy Blues, Aliou, Oumar et Garba Touré de Songhoy Blues nous présentent les morceaux qui leur inspirent le sentiment d’humanité, propre aux principes de Mogoya.

 

 

Andy Morgan

 

Basé à Bristol au Royaume-Uni, Andy Morgan est auteur et photographe. Il a travaillé dans la music pendant 30 ans, devenant manager de Tinariwen. En 2010 il se tourne vers l'écriture et la photographie à plein temps, rédigeant des articles pour The Guardian, The Independent, Songlines et bien d'autres publications. Il apparaît aussi sut la BBC, Al Jazeera et CBC. Son premier livre, Musique, Culture et Conflit au Mali (Freemuse Publications) sort en mai 2013. Les photos d'Andy sont apparues dans Songlines, Condé Nast Travaller, d'autres publications et sur les pochettes d'album de Songhoy Blues, Catrin Finch & Secko Keira et Gwyneth Glyn. En 2017 Andy est le commissaire d'une exposition photo dédiée à la musique de part le monde, au Royal Albert Hall de Londres, dans laquelle il expose aussi ses clichés.

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