#AuxSons est un webmedia collaboratif, militant et solidaire
Graceland Cover Paul Simon
Graceland Cover Paul Simon - Graceland Cover Paul Simon

Graceland, sommet contesté d’une world music qui a fait date

Le 26 août 1986, avec la sortie de Graceland, l’Afrique du Sud des townships sous état d’urgence, des hostels des mineurs zoulou, et des rythmes Mbaquanga et Shangaan,  entre par la fenêtre grande ouverte du musicien Paul Simon pour atterrir sur les toutes fraiches platines CD des mélomanes occidentaux . Trois ans auparavant, la Française Lizzy Mercier Descloux, sur la foi d’une cassette sud- africaine, avait déjà fait le voyage à Egoli, la cité de l’or comme on surnomme Johannesburg,  pour l’enregistrement de son album « Zulu Rock »,  serti du single « Ou sont passées les gazelles ? ».

 

 

Selon son producteur, Michel Esteban, Paul Simon a sans doute écouté ce disque séminal. Mais le compositeur interprète américain chante dans une autre catégorie depuis ses débuts en duo avec Art Garfunkel à la fin des années 50 : les baby boomers.

L’histoire va retenir que c’est également à l’écoute d’une cassette sud africaine -la compilation « Gumboots : accordéon Jive Hits volume 2  » (sortie sur la major sud-africaine Gallo)- que le natif de Newark, New Jersey, va s’enflammer durant l’été 85 pour ces grooves d’Afrique australe « vaguement années 50, époque rock and roll du label Atlantic, comme Mr Lee, par The Bobettes », et tout à « la fois familiers et aux résonances lointaines » explique-t-il dans les notes de pochettes de l’album qu’il produira lui même.

Paul Simon, 44 ans, est alors dans une période de creux, suite à l’insuccès critique et public de son album « Hearts and Bones », sorti en 1983. L’idée, d’abord, est d’enregistrer un disque de reprises sud-africaines, sur le modèle de son El Condor Pasa, inspiré du folklore péruvien pour y adapter en particulier le « Gumboots » des « Boyoyo Boys » découvert sur la cassette. Le producteur sud-africain Hilton Rosenthal, derrière le succès du premier groupe inter racial sud-africain, Juluka (dans lequel on retrouve le chanteur Johnny Clegg), conseille plutôt à Paul Simon de venir produire son album à Johannesburg. L’Afrique du Sud vit alors les dernières années du régime d’Apartheid. Comme Paul Simon le reconnaîtra ultérieurement : « dommage que cette K7 ne soit pas venue du Zaïre ( future RDC) ou du Nigeria ».

Depuis les années 60, les organisations de la société civile de Grande Bretagne puis des États-Unis appellent au boycott culturel de l’Afrique du Sud. Les Nations Unies ont adopté leur propre résolution en décembre 1980. De « Biko » de Peter Gabriel ( 1980) au « Free Mandela » de Jerry Dammers et des Special AKA ( 84), la cause sud-africaine s’est emparée des ondes occidentales. Aux Etats-Unis, sous l’égide du guitariste Steve Van Zandt, les « Artists United Against Apartheid » s’attaquent dans « Sun City » (du nom d’un ressort sud-africain situé dans le “homeland” du Bophuthatswana) aux confrères et consoeurs grassement payés pour venir se produire dans cette enclave.

 

 

Simon, moyennant la caution de Quincy Jones et Harry Belafonte, deux figures de la société civile africaine-américaine, se rend en Afrique du Sud, mais sans prendre date avec des responsables de l’ANC (African National Congress), alors dans la clandestinité,  comme on lui a conseillé. « Je savais que je serais critiqué si j’y allais, même si je n’allais pas me produire devant un public ségrégué », expliquera-t-il ultérieurement au quotidien américain New York Times. « Je suivais mon instinct musical en voulant travailler avec des gens dont j’admirais beaucoup la musique ».  Être du côté des artistes plutôt que des politiciens.

Durant les sessions d’enregistrement menées à Johannesburg, Paul Simon va s’assurer que ses collègues sud-africains soient traités sur le même pied d’égalité que des musiciens occidentaux. L’artiste s’engage aussi à partager les crédits avec ses musiciens. Un accord suffisamment éthique pour que l’Union des musiciens noirs sud-africains, à l’origine rétive à la venue de Paul Simon, l’invite officiellement à venir enregistrer au pays. Lorsque les sessions seront transférées à New York et à Londres, Paul Simon veillera à octroyer un traitement VIP à ses musiciens. Ray Phiri, le chanteur guitariste du groupe Stimela, ou Joseph Shabalala, le leader des Ladysmith Black Mambazo, qui entameront alors une carrière internationale portés par la reconnaissance de « Graceland », ne cesseront de soutenir Paul Simon. Ce ne fût pas le cas de tous les musiciens sud- africains. Le défunt tromboniste Jonas Gwangwa, qui dirigeait alors le groupe Amandla, ambassadeur culturel de l’ANC, ironisera : « Il aura donc fallu un autre blanc pour découvrir la musique de mon peuple ».

 

 

Avec ses 14 millions d’exemplaires écoulés depuis sa sortie, « Graceland » est devenu un disque de référence de ce qu’on appelait alors la world music. En janvier 1992, Paul Simon connaîtra la rédemption en étant le premier artiste occidental à se produire dans l’Afrique du Sud post Apartheid, posant pour l’immortalité au côté d’un Nelson Mandela qu’il décriait encore six ans auparavant comme « un communiste », reprenant alors à son compte le discours officiel du gouvernement des États-Unis…

 

Jean-Christophe Servant

Jean-Christophe Servant

 

Ancien du magazine de musiques urbaines l'Affiche durant les années 90, ex chef de service du magazine Géo, je suis depuis trente ans, particulièrement pour Le Monde Diplomatique, les aires anglophones d'Afrique subsaharienne, avec un intérêt particulier pour son industrie culturelle et ses nouvelles musiques urbaines.

Veuillez choisir comment vous souhaitez avoir des nouvelles du webmédia #AuxSons par Zone Franche:
Vous pouvez à tout moment utiliser le lien de désabonnement intégré dans la newsletter.
En savoir plus sur la gestion de vos données et vos droits.