Un proverbe irlandais annonce : « Si tu jettes une pierre à travers la vitre d’un pub, tu blesses deux poètes et trois musiciens ». La musique est plus vivante dans le quotidien des Irlandais que dans la majorité des pays du monde. Puisant dans l’essence des traditions et sensible aux évolutions du monde, une nouvelle génération de musiciens est en train de révolutionner le folk irlandais dont les têtes de file sont Lankum, Lisa O’Neill ou Ye Vagabonds.
Dans la présentation de son livre La Musique Irlandaise (Fayard 2015) le journaliste Etienne Bours, estime qu’un Irlandais sur cinq est musicien. Interrogé à ce sujet il précise : « La musique fait partie de l’identité de la population, c’est sa culture, une vitrine internationale (d’autant que des millions d’Irlandais vivent en dehors du pays) et un attrait touristique. Elle est vivante à tous les niveaux de la société, avec des concours, des festivals, des écoles, des cycles universitaires et des archives officielles.) » La musique résonne dans les maisons familiales, les rues et bien sûr les pubs où les musiciens et chanteurs, souvent exercés depuis le plus jeune âge, se retrouvent lors de soirées d’échanges improvisés. Pour Etienne Bours le phénomène des “Sessions“ est de première importance pour la musique irlandaise : « C’est une école, un lieu de répétition, de transmission et de concerts conviviaux. C’est un laboratoire de rencontres entre musiciens, chanteurs et spectateurs d’horizons parfois extrêmement différents. D’autant que cette institution a très vite fait partie intégrante de la panoplie touristique. »
Le principe des sessions s’est particulièrement développé à partir des années 60-70. Durant cette période, grâce à des groupes comme Les Chieftains, les Dubliners puis, Planxty, Sweeney’s Men ou le Bothy Band, la musique irlandaise traditionnelle a connu une régénérescence de ses formes et un regain de popularité.
La bonne nouvelle c’est qu’un même phénomène de renouveau est en cours.
Partie la plus visible de l’iceberg, le quartet Lankum, a raflé de nombreuses distinctions sur son île et largement agrandi son public outre Atlantique et en Europe, grâce à l’addition des talents qui le composent et l’alchimie de leur son. Entre répertoire original, réhabilitation d’auteurs oubliés et rajeunissement radical de grands classiques, Lankum s’est imposé comme chef de file de cette révolution.
Par son charisme, l’implication sociale de son répertoire ou le grain un peu nasal de sa voix, Lisa O’Neill peut facilement évoquer le Bob Dylan du début des années soixante, l’automystification et les notes approximatives en moins.
Pour situer le premier effet résultant de l’écoute des splendides harmonies vocales de Ye Vagabonds, le duo des frères Mac Gloinn, il faut se référer à leurs influences avouées : Simon and Garfunkel, le duo de hillbilly américain the Blue Sky Boys, fameux dans les années 4O ou le mythique groupe Sweeney’s Men, pionnier du folk irlandais des années 70.
Mais notre époque n’a plus rien à voir avec l’enthousiasme candide des années 60-70 et l’imaginaire des musiciens ne se nourri plus d’optimisme.
Après le boom économique de la décennie précédente, qui a entraîné une flambée des prix des denrées de premières nécessités et de l’immobilier, le Dublin des années 2010 subit les contrecoups de la crise financière de 2008. Une grande partie de la population est exsangue et déserte le cœur de la ville largement gentrifié. Si de nombreux pubs accueillent encore des musiciens, l’activité culturelle alternative s’est reportée loin du centre.
Chanteur, violoniste et joueur de bouzouki de Ye Vagabonds, Brían Mac Gloinn témoigne : « En 2013 à Dublin il y a eu une période très intéressante. A Grangegorman au nord de Dublin il y avait un immense squat où se réunissaient des activistes politiques, des marginaux, des transsexuels, des gays, des migrants et toute sorte de gens en permanence créatifs. Il y avait de très bons poètes et musiciens. Punk rockers, ravers et musiciens traditionnels ou venus d’ailleurs s’entremêlaient. Ça donnait un brillant mix d’énergie ! »
Là, les frères Mac Gloin croisent souvent les frères Lynch. Dès 2004, Ian (chant, cornemuse et concertina) et Daragh Lynch (chant, guitare et piano) ont commencé à jouer un mélange de chants traditionnels à la sauce punk et psychédélique sous l’appellation Lynched. Des années plus tard en fréquentant les sessions de certains pubs, (Cobblestone à Smithfield, Thomas House sur Thomas Street ou Devitt’s sur Camden Street), ils sympathisent avec des musiciens au solide bagage traditionnel. Le violoneux et chanteur Cormac MacDiarmada et la chanteuse, accordéoniste et claviériste Radie Peat rejoignent la formation. Lors d’un voyage aux Etats-Unis ils réalisent que le jeu de mot Lynched (lynché), crée à partir du nom de famille des deux frères, évoque de sombres souvenirs aux descendants d’esclaves. Les musiciens militants l’abandonnent au profit de Lankum nom tiré de False Lankum une ballade composée par le chanteur traveller John Reilly. Cette référence est loin d’avoir été choisie à la légère. Moins portée sur les musiques à danser que leurs prédécesseurs, cette génération se caractérise notamment par son goût pour les ballades tristes ou engagées et sa fascination pour la tradition des musiciens itinérants.
Etienne Bours confirme : « Ces jeunes artistes renouent volontiers avec ce qui vient de la communauté des Tinkers, ou Travellers, ces gens du voyage, toujours mal considérés en Irlande comme le sont les Gitans chez nous. Mais parmi eux il y eut toujours de très grands chanteurs et musiciens. À noter aussi cette propension à chanter a capella. Ils nous emmènent parfois dans un répertoire assez classique mais avec une justesse de ton rarement entendue depuis longtemps. La tradition irlandaise reprend sa juste place sans fioritures, sans concessions, sans manières. »
Les frères MacGloin ont commencé leur carrière en tant que musiciens de rue, le nom qu’ils ont adopté Ye Vagabonds ou le titre de leur récent single « I’m the Rover » (Je suis le vagabond, en vieil argot) soulignent cette idée que Brian, aujourd’hui bloqué par la pandémie, développe avec une pointe d’amertume : « Le mouvement est habituellement au centre de nos vies. Nous tournons, voyageons sans cesse, découvrons de nouveaux endroits. Mais maintenant tout est annulé. »
Lisa O’Neill, qui a composé une chanson intitulée John-Joe Reilly ravive le souvenir de la mythique chanteuse de rue Margaret Barry. Comme son ainée, Lisa O’Neill s’accompagne au banjo et ui rend hommage à travers la chanson Factory Girl qu’elle reprend avec Radie Peat dans son indispensable album Heard a Long Gone Song.
L’autre grande particularité partagée par cette génération est le soin attentif porté à la qualité des sons naturels des cordes et des harmonies vocales et leur goût des bourdons, des basses ou des éléments bruitistes.
Pour Brian MacGloin c’est une évidence : « La production est vraiment essentielle parce que nous écoutons aussi bien des musiques d’archives que LCD Soundsystem, Led Zeppelin que de l’Ambient, de la House ou de la Techno. Ça a influencé notre musique. »
Brian ajoute que cette signature sonore doit aussi beaucoup au musicien et ingénieur du son Irlandais John « Spud » Murphy. Cet expert des subs et des drones a beaucoup aidé Lankum à forger son architecture sonore. Il travaille également avec Ye Vagabonds, le duo Varo ou encore l’autrice-compositrice expérimentale Katie Kim.
Ces artistes d’horizons différents s’enrichissent les uns les autres. Le 6 janvier 2021, Katie Kim, Radie Peat et Elly Myler la percussionniste de Percolator, le groupe de Murphy, également aux manettes, se sont réunis pour proposer un show virtuel, à l’occasion de Nollaig Na mBan, le Noël des femmes de la tradition irlandaise.
L’émergence de ce mouvement a également bénéficié de la ténacité et de l’enthousiasme du journaliste, homme de radio et d’images Donal Dineen, qui l’a soutenu mordicus dans différents médias et de la persévérance du réalisateur Myles O Reilly qui, caméra en main, a documenté cette scène et provoqué des rencontres entre musiciens pour les besoins de son site “Arbutrus Yarns“ ou sa série “This Ain’t No Disco“, animée par Dineen.
Enfin l’un des défricheurs musicaux les plus respectés du Royaume-Uni, Geoff Travis, fondateur de Rough Trade (The Smith, Mazzy Star, The Strokes, The Libertines…) a crée en 2018 un sous-label dédié au folk. Sur River Lea il s’est empressé de signer Lisa O’Neill dont il estime qu’elle est : « Une des plus grandes artistes de la planète », Ye Vagabonds (The Hare’s Lament) ou Brighde Chaimbeul. Sur le premier album de cette chanteuse et joueuse de cornemuse écossaise on retrouve l’incontournable Radie Peat, dont le groupe Lankum est aussi abrité par la maison mère Rough Trade.
Pour donner un aperçu de la foisonnante richesse de cette génération, il faut encore citer quelques artistes dont le quartet vocal Landless, amies des Ye Vagabonds.
Slow Moving Clouds, groupe auto-qualifié de post folk.
Le quartet This How we Fly qui rassemble un violoniste hardanger, à cordes sympathiques, un clarinettiste veillant aussi sur des effets électroniques, un batteur et un danseur percussif.
Ou l’autrice-compositrice Brigid Mae Power qui collabore avec Brian MacGloin et mêle à ses chansons émouvantes, des classiques du folk irlandais tel The Blacksmith de Planxty ou des envolées de pedal steel guitare, symbolique de la country américaine
L’Irlande est donc au centre d’un renouveau des musiques folk, ouvertes sur différents styles contemporains et traditions d’autres régions. Ces artistes qui tournent ainsi le dos à la pop consumériste et mainstream, trouvent aussi dans les chants anciens qu’ils s’approprient des commentaires sociaux et politiques qui font écho à la situation actuelle. La tendance tend à se retrouver ailleurs au Royaume Uni et en Europe, ce qui ne manque pas de remettre en mémoire la dynamique du renouveau du folk des années soixante.
Pour aller plus loin :
Portrait de Lankum sur Aux Sons
Etienne Bours : La Musique Irlandaise
Site du studio Guerilla (John « Spud » Murphy)
Site Arbatus Yarns (Myles O’Reilly)
Site officiel Slow Moving Clouds