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Portraying the city throught music
Portraying the city throught music -

Dépeindre les villes à travers la musique

Que peut nous raconter la musique sur les villes ? Les portraits de villes en musique peuvent-ils constituer un point de départ pour réfléchir à la manière dont la musique incarne les villes et participer à la création d’une mémoire commune alliant lieux et musique ? Cet article nous invite à explorer divers exemples de portraits de ville en musique à travers des chansons, un documentaire et un projet musical.

Contrairement aux représentations littéraires et visuelles d’une ville, les portraits musicaux peuvent apparaître plus indirects, fragmentaires, ouverts, surtout quand il s’agit de musique instrumentale ou de musique contenant des paroles en langues étrangères. Ils offrent cependant toujours une vision unique qui permet de plonger dans la psychogéographie musicale des différentes villes et d’explorer la riche tradition qui associe la musique à d’autres sphères culturelles. La musique nous permet de percevoir l’âme des villes et de découvrir des facettes souvent invisibles et inconnues aux yeux des étrangers en raison des barrières linguistiques ou du manque de connaissances suffisantes sur le contexte culturel local.

La musique est souvent liée à des villes et des lieux particuliers, mais pour percevoir et apprécier les références, par exemple, que les chansons d’Okudzhava font à la rue Arbat à Moscou, que Chava Flores, le folkloriste urbain non officiel de Mexico, fait au quartier de La Merced, ou de la poésie des chansons napolitaines de Roberto Murolos en dialecte local, il faudrait connaître à la fois le russe, l’espagnol, le napolitain et les lieux de la ville dont ils font la chronique dans leurs chansons. Fort heureusement, il n’est pas nécessaire de connaître tout ça pour pouvoir apprécier la musique. Mais quand nous faisons le lien, notre curiosité est stimulée et cela nous offre un accès privilégié au sentiment d’appartenance à un lieu ancré dans l’histoire, la langue et la culture des villes. C’est-à-dire à la façon dont les habitants ont interprété et partagent encore des souvenirs vivants qui associent des chansons, des époques et des lieux. Comme l’a observé Proust, le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux, ou dans ce cas précis, à élargir la perspective de notre « vision auditive ».

 

Булат Окуджава - Песенка об Арбате

Bulat Okudzhava - Song of the Arbat street 

 

Certains endroits, comme les canaux d’Amsterdam, sont si visuellement emblématiques que nous oublions qu’ils abritent aussi une histoire invisible. La place particulière qu’ils occupent dans le cœur des Amstellodamois a été musicalement illustrée par Pieter Goemans dans une ode aux canaux qui est devenue l’un des hymnes non officiels de la ville.

La chanson raconte des souvenirs d’enfance, le désir de revenir à la ville après de longs voyages, les changements provoqués par le temps qui passe, mais avant tout, elle raconte l’éternelle Amsterdam dans une déclaration d’amour à la ville. Chaque année, son interprétation en clôture du traditionnel concert en plein air du Prinsengracht sur les canaux, devant un public qui admire et écoute depuis les bateaux, est l’un des temps forts musicaux de la ville. Le pont qui a inspiré la chanson à Goemans porte une plaque commémorative et a plus tard reçu son nom alors que les cendres de l’auteur-compositeur étaient répandues dans le canal du Prinsengracht.

Pont Pieter Goemans, Amsterdam
The Pieter Goemans bridge, Amsterdam © Milliped

 

 Wim Sonneveld  - P. Goemans - Aan de Amsterdamse Grachten | Prinsengrachtconcert 2013

 

Des villes comme New York ont, sans surprise, été source d’inspiration pour des milliers de chansons qui ont voyagé à travers le monde. La centralité de New York dans le domaine de la musique n’est pas seulement due à sa vitalité culturelle et à sa capacité à attirer des musiciens de génération en génération, mais aussi au rôle clé qu’a joué la ville dans l’histoire de l’industrie musicale. Après tout, New York est le lieu où le phonographe a été inventé et où des adresses mythiques telles que Tin Pan Alley, Broadway, Harlem et bien d’autres ont donné naissance à la musique américaine moderne.

Il serait presque impossible de recenser les chansons liées à New York, alors que seul un endroit comme Central Park a inspiré des artistes aussi divers que John Coltrane, Nina Simone et Chick Corea. D’autres portraits en chansons sur les villes ne font pas l’éloge des lieux emblématiques et monuments historiques, mais plutôt de ses habitants et de l’expérience unique de la vie en ville. La musique et les paroles de « On the sidewalks of New York » évoquent la nostalgie du vieux New York. Elle a été interprétée et adaptée par nombre d’artistes et est également considérée par beaucoup comme l’hymne non officiel de la ville.

Nat King Cole - On The Sidewalks Of New York 

 

La musique n’utilise pas exclusivement la ville elle-même comme source d’inspiration, elle se sert et amplifie également d’autres imaginaires urbains issus de la littérature, des arts visuels, du cinéma, etc. Dans le documentaire Helsinki Forever, Peter von Bagh a créé une symphonie de la ville qui fait revivre de façon poignante un siècle d’archives en contrepoint de peintures, de séquences de films et d’une belle et diverse bande sonore de la ville qui invite le pèlerin à découvrir des décennies d’œuvres classiques finlandaises peu connues en dehors du pays. Le documentaire offre un large éventail de genres tels que le jazz, la pop, le punk rock, le classique et les musiques de film finlandais avec des extraits de Ture Ara, George de Godzinsky, Einar Englund et des Harmony Sisters. Il inclut également des chansons d’Olavi Virta, le roi du tango finlandais, un phénomène culturel unique en son genre qui illustre comment les influences musicales étrangères sont transformées et intégrées dans une tradition musicale locale qui est devenue l’une des formes de musique les plus populaires en Finlande.

Olavi Virta - Unforgettable Home (Tango Frostbite)

 

 

Autre projet unique et ambitieux faisant dialoguer la musique avec la ville et ses représentations sous de multiples angles sont les enregistrements d’Istanbul, Jérusalem, Grenade et Venise par Jordi Savall. D’abord connus pour ses performances historiques avec des instruments originaux de musique occidentale ancienne, ces grands projets constituent une riche collection de fresques musicales. Ils ne sont pas seulement esthétiquement et musicalement fascinants, mais leur documentation multilingue et la participation de musiciens d’Israël, d’Europe et du monde arabe, recréent des atmosphères historiques et offrent une expérience unique de musique de ville à plusieurs niveaux. 

Ces villes ont une histoire religieuse, ethnique et linguistique complexe et les récits choisis ainsi que les lignes de temps illustrent les croisements culturels entre l’Occident et l’Orient. Celles-ci sont ponctuées de lectures de textes, de danses, de musiques cérémonielles et religieuses, évoquant des moments historiques tels que la naissance de Venise, la 4e Croisade, la chute de Constantinople, la Bataille de Lépante, ainsi que Jérusalem en tant que ville juive, chrétienne, arabe et ottomane. Dans Istanbul, la musique de Dimitrie Cantemir, un esprit universel moldave du XVIIIe siècle, représente un exemple frappant de connexions et de croisements culturels est-ouest. Chacun de ces enregistrements se concentre sur une ville mais, ensemble, ils se complètent dans leur portrait de villes et de cultures méditerranéennes millénaires, mettant en avant un véritable dialogue interculturel, en rapprochant les différences et les guerres, où une humanité commune à travers les siècles et les cultures prend vie dans la musique.

 

ISTANBUL

Der makām - ı Hüseynī Sakīl - i Ağa Rıżā (Mss. D. Cantemir 89) · Jordi Savall 

 

GRANADA

Invocación Qamti be - Ishon Layla · Jordi Savall

Villancico : Aquella mora garrida - Gabriel, Cancionero de Palacio (CMP 254)

 

Le patrimoine musical d’une ville nous permet non seulement de voyager dans le monde musicalement, mais il peut aussi nous aider à établir des liens et des relations avec la ville et son histoire de manière nouvelle et significative. C’est une invitation à redécouvrir des lieux à travers la musique mais aussi une nouvelle musique à travers des lieux que nous pensions déjà connaître. La musique est un puissant réceptacle d’histoires et de souvenirs. Les résonances et les interactions entre la musique et les autres représentations de la ville peuvent enrichir notre expérience de la musique, des villes et de nous-mêmes.

Dans « L’Âme Des Poètes », une chanson sur les chansons, Charles Trenet révèle un secret musical : la poésie et la mémoire d’une ville peuvent rester vivantes grâce à la musique aussi longtemps que nous continuons à la chanter, même si leurs auteurs sont oubliés.

« Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore dans les rues 

La foule les chante un peu distraite
En ignorant le nom de l’auteur
Sans savoir pour qui battait leur cœur
Parfois on change un mot, une phrase
Et quand on est à court d’idées
On fait la la la la la la
La la la la la la »

Au final, le pouvoir évocateur de la musique est tel que même ce qui semble être oublié y reste souvent présent, attendant que nous le ressuscitions.

 

 

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Alejandro Abbud Torres Torija

Alejandro est un Franco-mexicain avec plus de 20 ans d'expérience internationale, ayant vécu à Paris, Berlin, Rome, Vienne, Munich, St. Petersburg, Interlochen, Aspen et au Mexique. Il donne actuellement des cours dans plusieurs universités françaises, et organise des séminaires sur les questions urbaines en Europe pour des universités et des délégations d’élus locaux chiliens et mexicains. Précédemment, il travaillait dans la diplomatie (OCDE, UNESCO, Ambassade du Mexique à Berlin) et depuis 2014, il enseigne à Sciences Po Paris (aux campus de Poitiers, Nancy et Reims) ainsi qu'à l’ESPOL Lille. Ses cours s'intitulent "Musique et Pouvoir", " Sons du monde : la musique comme miroir de l'intime et du collectif", "Etre un acteur de la ville"et "Langues du monde / Monde des langues". Alejandro est aussi musicien (guitariste classique) diplômé d'un master en Relations Internationales à Sciences Po Paris et titulaire de la carte de guide conférencier délivrée par la Préfecture de Paris (mention anglais, espagnol, français, allemand, italien et russe)

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