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Tahitien Jouant De La Flûte Nasale “vivo”©dr
Tahitien Jouant De La Flûte Nasale “vivo” - © DR

Trésors méconnus des musiques d’Océanie - épisode 1 - La Polynésie

L’Océanie est une immensité marine parsemée d’archipels minuscules. Magellan, premier Européen à s’y aventurer voici précisément cinq siècles en cette année 2021, mit plus de trois mois pour la traverser. Mais il ne rencontra que deux îles désertes. Chants des baleines, gazouillis des orques, piaulements des albatros ou cris des mouettes rieuses sont sans doute parmi les sonorités les plus diffusées dans cet espace liquide.

On s’étonnera donc peu que la musique originelle de la plupart des îles du Pacifique soit avant tout vocale et poétique. Les instruments sont assez peu nombreux. On les fabrique avec des éléments de la nature environnante: le bambou, la peau de requin, le bois évidé, les feuilles sèches, les fruits à coques… Or l’arrivée des missionnaires protestants, dès la fin du XVIIIe siècle, chamboule des pratiques culturelles ancestrales. Dès lors, les populations des archipels océaniens s’approprient les hymnes que l’on voulait leur imposer, enrichissant leurs cultures de cette altérité. Quand d’autres formes de chant choral préexistaient sans doute parmi les sociétés insulaires, celle des cantiques est devenue un trait culturel commun à toute l’Océanie.

Les trois grandes zones culturelles d’Océanie, d’après Mervyn McLean

Zone Culturelles D'océanie D'après Mervyn Mclean©dr
© DR

Trois grandes aires culturelles se côtoient dans le Pacifique: la Micronésie, la Mélanésie et la Polynésie. Dans le triangle polynésien, le peuplement des archipels Tonga et Samoa remonte à plus d’un millénaire avant notre ère. C’est de ces îles que sont partis les premiers colonisateurs des Marquises, puis de l’île de Pâques, d’Hawaii, des îles de la Société et de la Nouvelle-Zélande. Or, une logique étonnante veut aussi que Tongiens et Samoans furent les meilleurs auxiliaires des missionnaires dans la propagation de la foi chrétienne et de ses cantiques à travers toute l’Océanie.

 

  • Hawaii

Les Polynésiens ont développé une culture originale depuis le Ve siècle à Hawaii. L’explorateur anglais James Cook “découvre” l’archipel en 1778, et y sera assassiné l’année suivante. La colonisation y est très rapide : en moins d’un siècle de contacts avec les colons, les Hawaïens polynésiens passent d’un million d’habitants à seulement 40 000, décimés notamment par des épidémies jusqu’alors inconnues sur leurs territoires. Quand les États-Unis annexent l’archipel le 12 août 1898, il est déjà peuplé de plus de 400 000 travailleurs chinois, philippins,  japonais et coréens. Et quand Hawaï devient le 50ème État américain le 21 août 1959, la langue et la culture polynésiennes ont presque disparu. La musique s’est métissée de country-blues, dans un genre qui fait fureur dès les années 1920.

Kalama’s Quartet - My Hapa Haole Hula Girl - New York, janvier 1927

 

C’est avec des vachers mexicains qu’est arrivée la guitare, dans les années 1830. Quarante ans plus tôt, des Américains avaient offert un troupeau de bovins au roi Kamehameha. Mais, comme celui-ci avait placé un tabou sur ces bêtes, elles s’étaient tellement multipliées, qu’elles causaient des dégâts partout. Il avait donc fallu faire venir des cow-boys du Mexique pour parquer le cheptel… C’est ainsi que les Hawaïens adoptent la guitare, qu’ils vont façonner à leur manière pour reproduire la modulation du chant hawaïen traditionnel.

John Keolamaka’ainana Lake interprète E Ho Mai, écrit par Edith Kanaka’ole

 

Le nom de Joseph Kekuku (1874-1932) est toujours célébré pour avoir inventé la guitare hawaïenne, devenue steel guitar. Un beau jour de 1889 à Honolulu, alors qu’il marche sur une route avec une vieille guitare espagnole, il ramasse un boulon rouillé, qui glisse en ricochant sur les cordes. Le son lui plait. Il essaye avec un canif, avec le dos d’un peigne en acier, puis avec une tige de métal poli. C’est l’étincelle. Il va surélever les cordes au-dessus du manche, poser la guitare à plat sur ses genoux et inventer le fameux jeu en glissando sur les cordes avec un tube de métal. Après qu’il se soit installé définitivement aux Etats-Unis en 1904 et qu’il ait triomphé sur Broadway, son nouvel instrument, qui s’est sophistiqué grâce à la lutherie moderne et à l’amplification du son, va subjuguer les musiciens américains de country et pénétrer dans les grandes formations de jazz.

Hal Aloma (chant & steel guitar) avec l’orchestre de Lani McIntire - Holo Holo Kaa - 1949

 

Joseph Kekuku and the Steel Guitar, un reportage de la BBC Arena sur la mémoire du grand artiste.

 

Le plus connu des instruments hawaïens est le ukulélé. Son nom — qui est composé des deux mots hawaïens uku (« puce ») et lele (« voler, sauter ») — évoque les mouvements des doigts de la main gauche, qui rappelle les sauts de puce.

Le ukulélé dérive directement du cavaquiño, la petite guitare à quatre cordes amenée par des travailleurs portugais, arrivés à Hawaii en provenance de Madère et des Açores dans les années 1880. Une petite communauté comparée à celle des Asiatiques. Mais un fabuleux destin pour leur instrument, qui va se répandre dans tout le Pacifique. Le regretté Israel Kamakawiwo’Ole est de ceux qui l’ont rendu célèbre derrière sa voix douce comme la caresse de l’alizée.

Israel Kamakawiwo’Ole - Over The Rainbow - 1993

 

Folklorisée, méprisée, oubliée, la tradition hawaïenne doit à la nouvelle Constitution de 1978 de retrouver son droit de cité. Il y est stipulé que l’État d’Hawaii doit promouvoir l’étude de la culture traditionnelle, de son histoire et de sa langue. Ainsi est née une nouvelle dynamique en faveur des expressions musicales polynésiennes. Elle s’est préservée dans certaines familles de musiciens, dont celle de Kekuhi Kanaka’ole, magnifique artiste transgenre considérée comme l’une des plus belles voix de l’archipel. Ici, avec sa sœur, Kaumakaiwa, elle rend honneur aux chants anciens.

Kekuhi and Kaumakiawa Kanaka’ole - Hinama’aoulua e - live au studio KEXP, Seattle, 2015

 

 

  • Polynésie française

La Polynésie française est constituée des archipels des Marquises, des Tuamotu (aussi appelé Pomotou), des Gambier, des Australes et de la Société.

Marie Mariteragi - Noa’tu Ateatea - Mai Na E Maha Tara

 

Marie Mariteragi est issue d’une famille de musiciens des Tuamotu. Derrière sa voix, on entend le ukulélé tahitien. Il se distingue de son cousin hawaïen par son chevalet mobile, ses cordes, sa décoration, son accordage et sa technique de jeu.

Ses quatre cordes, le plus souvent doublées, sont accordées en Sol, Do, Mi, La. Autrefois, une demi-noix de coco tendue d’une peau de requin servait de caisse. Mais aujourd’hui il est taillé dans une seule pièce de bois, et sa table de résonance est une plaque de cèdre rouge. La petite caisse, ouverte sur l’arrière, permet au musicien d’atténuer le son en rapprochant l’instrument de son corps ou de le laisser s’épanouir en l’écartant. Le ukulélé tahitien se doit d’être élégant, embelli de motifs.

Le groupe Kahitia Naunau (l’oiseau qui se pose) perpétue une tradition musicale ancrée depuis plusieurs décennies en Polynésie, et que l’on qualifie de “bringue”. Elle s’est propagée dans toute l’Océanie avec les “string bands”. Émigrés à Tahiti pour des raisons économiques, les musiciens de Kahitia Naunau proviennent de trois archipels, les Marquises, les Pomotou et les Îles Australes. Sous des dehors charmants, leurs chansons évoquent principalement les combats des insulaires contre leurs envahisseurs.

Kahitia Naunau - Aue te aroha e no haga kovari - extrait de l’émission TV Rayon Zik X, produite par Polynésie 1ère en coproduction avec Zik Prod sarl (Tahiti) et DPI.

Groupe exclusivement féminin, les Super Mama’s défendent fort bien la bringue tahitienne. Leur orchestre à cordes rassemblant ukulélé, guitare et “contrebassine” (une sorte de contrebasse faite d’une caisse volumineuse, d’un manche amovible et d’une grosse corde), complété d’une petite percussion, répond aux caractéristiques du string band océanien. Mais les Super Mama’s y ajoutent un zeste de tradition populaire française avec l’accordéon.

Les Super Mama’s - Ta oe Ukulele

 

Laminée par le christianisme et la colonisation, les anciennes traditions se sont perdues, mais la mémoire collective des Tahitiens est parvenue à faire réémerger certaines percussions d’autrefois. La troupe Heikura Nui, l’un des ensembles traditionnels les plus respectés de Tahiti, fait revivre les “to’ere”, fûts de bois évidés, les “fatete”, tambours dont la membrane était faite en peau de requin, les “pahu tupa’hi”, percussions verticales qui se jouent debout, et le vivo, flûte nasale. Cet ensemble, imité par d’autres, a redynamisé une tradition en voie de disparition.

Heikura Nui lors du Heiva I Tahiti, 2016

 

Le groupe Toa’Ura s’impose avec un son pétri de tradition, mais qui s’inscrit dans la modernité. Son nom est celui donné autrefois aux guerriers du Roi, les guerriers rouges. Composé de sept musiciens et danseurs, le groupe, qui s’est imposé sur la scène tahitienne au milieu des années 2000, a su séduire au-delà de la Polynésie, jusque sur les scènes européennes.

Toa ’Ura – O To’u ia Hiro’a

 

Récemment, la brise polynésienne est venue embaumer la scène musicale métropolitaine avec le duo Vaiteani. On pourrait espérer que la sonorité des langues océaniennes éclaire plus souvent les mélodies qui nous parviennent.

Vaiteani - Ua Roa Te Tau

 

 

[Difficile d’inclure les Maoris de Nouvelle Zélande dans ce survol polynésien. Nous le ferons probablement dans un épisode futur.]

 

La suite dans l’épisode 2 : « Trésors méconnus des musiques d’Océanie – La Mélanésie » cap sur Vanuatu, les îles Salomon, Bougainville et la Papouasie Nouvelle-Guinée pour entendre les traditions musicales de leurs peuples, mais aussi leurs luttes et leurs revendications.

 

 

 

François Bensignor

Journaliste musical depuis la fin des années 1970, il est l’auteur de Sons d’Afrique (Marabout, 1988), de la biographie Fela Kuti, le génie de l’Afrobeat (éditions Demi-Lune, 2012). Il a dirigé l’édition du Guide Totem Les Musiques du Monde (Larousse, 2002) et de Kaneka, Musique en Mouvement (Centre Tjibaou, Nouméa 2013).

Cofondateur de Zone Franche en 1990, puis responsable du Centre d’Information des Musiques Traditionnelles et du Monde (CIMT) à l’Irma (2002-14), il a coordonné la réalisation de Sans Visa, le Guide des musiques de l’espace francophone (Zone Franche/Irma, 1991 et 1995), des quatre dernières éditions de Planètes Musiques et de l’Euro World Book (Irma).

Auteur des films documentaires Papa Wemba Fula Ngenge (Nova/Paris Première, 2000) tourné à Kinshasa, Au-Delà des Frontières, Stivell (France 3, 2011) et Belaï, le voyage de Lélé (La Belle Télé, 2018) tourné en Nouvelle-Calédonie, il crée pour la chaîne Melody d’Afrique la série d’émissions Les Sons de… (2017).

Il a accompagné l’aventure de Mondomix sur Internet et sur papier, puis contribué à son exposition Great Black Music pour la Cité de la Musique de Paris (2014).

On peut lire sa chronique Musique dans la revue Hommes & Migrations depuis 1993.

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