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- Eléonore Fourniau © Eric Legret - Ruşan Filiztek © Hervé Pouyfourcat - Meral Polat © Jean de Pena

Résistances et créations des musiques kurdes en Europe

Sur ses territoires, la culture kurde est entravée. Elle peut y être interdite et combattue jusqu’à la mort. En Europe certains musiciens, installés à Paris comme Rusan Filiztek  ou enfants d’exilés telle Meral Polat à Amsterdam, transmettent cette culture plus librement et la portent vers de nouveaux horizons. Ces musiques inspirent aussi des artistes non natifs qui, telle la française Eléonore Fourniau, y trouve source d’inspiration et d’engagement.

 

Sur une population globale de 25 à 35 millions, les kurdes, principalement répartis en un territoire morcelé entre la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak, forment la plus grande nation sans Etat dans le monde. Plus de 2 millions d’entre eux ont trouvé refuge en Europe à partir des années 60 pour raisons économiques ou  pour fuir des situations de conflits, de rejets ou de persécutions perpértées à leur encontre par nombre de dirigeants des pays où ils se sont trouvés dispersés.

 

En Turquie, leur culture et leurs langues (plusieurs dialectes s’y rattachent), ont été interdites plus ou moins officiellement.

La culture kurde est ancestrale, hétérogène et multi confessionnelle et sa musique est teintée des spécificités des régions où ce peuple évolue. Souvent étouffée, cette identité continue à vivre à travers la tradition orale, notamment celle des dengbêj. Ces bardes nomades sont des conteurs qui chantent poèmes d’amour et berceuses mais transmettent aussi l’histoire et les traditions du peuple kurde. De village en village, ils ont transmis une mémoire et une expression que la destruction des textes et l’interdiction de publier dans leurs langues rendaient impossibles autrement.

Dengbêj Heqqê - Hêy Wayê

 

Certains kurdes gardent la tête haute et combattent, d’autres ont été assimilés au point de se détacher parfois de leur culture, d’autres encore ont choisi l’exil. Dans les diasporas, « ils se sentent plus libres que là d’où ils viennent, ils y sont libres de parler et de chanter leur langue » affirme le musicien et compositeur Ruşan Filiztek.

Ruşan Filiztek en concert à Poitiers

 

Lui est venu en France pour poursuivre des études de musicologie et continuer de construire son identité musicale, faite d’une connaissance profonde de ses racines et du dialogue avec d’autres cultures : « J’ai entendu de la musique dès mon enfance. Chez moi, il y avait des soirées musicales et mon père jouait du saz. J’ai appris la musique dans les mariages et dans la rue et le saz chez les luthiers des quartiers populaires d’Istanbul. » Tout en pratiquant différents métiers dès l’âge de 9 ans, il fréquente l’école de musique et entre à 18 ans au conservatoire national de Sakarya. A partir de 2013, pour enrichir ses connaissances, il voyage pendant cinq ans dans toutes les régions de Turquie puis poursuit sa quête en Russie, en Irak, en Iran, en Arménie ou en Géorgie. « Je rencontrais les musiciens kurdes mais pas seulement. » Il arrive en France en 2015 où il vit depuis et s’épanouit : « A Paris j’ai rencontré les peuples d’Anatolie, de Mésopotamie, de Méditerranée, des Balkans ou la musique indienne. Pour moi Paris est un paradis où l’on trouve des cultures vivantes, c’est là que j’ai trouvé mon identité musicale.» En 2021, son album Sans Souci, où se mêlent instrumentaux et morceaux chantés, compositions et musiques d’essences traditionnelles, reflète cette identité composite et universelle dans laquelle l’esprit kurde rayonne et rayonnera très certainement aussi dans son prochain album prévu à l’automne 2023.

Meral Polat Trio - Bile Bile, Diya, Gel Didi (2Meter Sessions)

 

Les parents de Meral Polat se sont rencontrés en Hollande. Sa mère y a atterri dans les années 70 à l’âge de douze ans en compagnie de ses frères et de sa mère, venus de Turquie rejoindre son père arrivé 10 ans auparavant. La famille du père de Meral a émigré en Hollande au début des années 80. Leurs ancêtres étaient originaires de Dersim, où entre 1936-1938 éclata une révolte kurde en faveur de l’indépendance, qui entraîna une répression sanglante de l’Etat turc qui changea ensuite le nom kurde Dersim par celui de Tunceli (main de bronze en turc).

Méral est née et a grandi à Amsterdam, où sa famille s’est intégrée : « Ils appartiennent à des minorités à l’intérieur de la minorité. Mon père parle le kurmanji et ma mère le zazaki et ils sont alevis (branche de l’Islam hétérodoxe associée aux traditions soufies), mais ils possèdent aussi les cultures turque et néerlandaise. Ils nous ont toujours raconté d’où nous venions et qui nous sommes, jamais d’une façon insistante, cela restait ouvert. Dans ma tradition, comme le pain, la musique est quotidienne. Chaque jour après le travail mon père s’asseyait dans le canapé jouait du bağlama et nous chantions tous ensemble. »

La famille vit dans un voisinage diversifié où l’on vit ensemble, mais très jeune elle comprend que cette harmonie est relative : « A 6 ans alors que j’allais à la maternelle deux garçons se sont approchés en m’interpelant “Stupide Turque ! Retourne dans ton pays !“ ». Dès lors elle prend conscience de sa différence. : « J’ai grandi en expérimentant l’appartenance à une minorité, en ressentant les phénomènes d’assimilation, de suppression, de discrimination et de division. Et ça arrive encore aujourd’hui. »

Depuis Meral Polat a transcendé ces difficultés. Elle a étudié le théâtre et est devenue une comédienne reconnue pour ses rôles sur les planches, dans des séries et des films. La musique a accompagné sa vie et le besoin de s’exprimer par ce biais ne l’a jamais quitté.

Meral Polat - Ez Kî Me

 

Elle a participé à des comédies musicales et par le biais du metteur en scène et musicien Paul Koek, elle a pu rencontrer les musiciens idéaux pour monter son trio : « Frank Rosaly le batteur est originaire de Porto Rico il vient de la scène jazz de Chicago, de la musique expérimentale improvisée. Chris Doyle est né dans le Maine aux Etats-Unis, il a étudié au Berklee Music College mais aussi au Canada. Il joue de la guitare et du piano jazz et est aussi un grand fan de Fela Kuti, attaché aux messages politiques. Ce que nous faisons avec Meral Polat Trio est l’addition de nous trois. »

Comme l’explique Meral, leur très bel album Ez Kî Mé (Qui Je Suis) est né de circonstances particulières : « Le 2 novembre 2020, mon père est soudainement décédé. En nettoyant et rangeant sa maison on a trouvé ses livres de poèmes dont j’ignorais l’existence. En kurde et en turc il y aborde la politique, la migration, la nature, le fait d’être humain, l’amour. Je l’ai pris comme un héritage et j’ai sélectionné quelques textes pour en faire des chansons. »

Leur showcase du 25 mars à Marseille fut l’un des plus impressionnants du salon et festival Babel Music XP 2023. Sur scène, l’alliance des deux instrumentistes touchés par l’inspiration et la virtuosité, la présence magnétique de Meral et son chant venu du fond des âges et de l’âme créent un instant spirituel et fascinant. Et la motivation de Meral est profonde et politique : « J’ai conscience de représenter la culture et la défense des kurdes mais aussi d’autres personnes. J’exprime plus largement les droits de l’homme et l’égalité. »

Aujourd’hui, les musiciens kurdes ne sont pas seuls à transmettre leur culture. Sa force émotionnelle, sa poésie, son message le plus souvent tolérant et l’urgence à les préserver sont devenus sources d’engagement artistiques pour d’autres musiciens venus d’autres horizons.

Eléonore Fourniau & Labyrinth Ensemble - Chant Alevi

 

Les parents d’Eléonore Fourniau sont français, ces historiens spécialistes de l’Asie Centrale lui ont donné la curiosité du voyage, de la musique et des cultures minoritaires. Ils vivaient en Turquie jusqu’au deux ans d’Eléonore qui a aussi passé à l’adolescence trois années en Ouzbékistan. Elle a suivi la vocation familiale et obtenu une agrégation d’histoire, son père lui a aussi transmis la langue d’oc. Elle étudie le piano classique dès ses sept ans et pratique les musiques traditionnelles. Dans la collection de ses parents une cassette d’Arabesk (variété turque) lui a accroché l’oreille, depuis le son du bağlama la fascine et la pousse à partir en Turquie pour s’y initier à la fin de ses études.

En 2010, elle pose ses bagages, dont une vièle à roue fraîchement acquise, à Istanbul où elle compte résider une année qui se multipliera par six. Là, elle apprend le bağlama au conservatoire et dans l’école du virtuose de confession alevi Erdal Erzincan et plonge dans la culture kurde. Eléonore qui parle déjà couramment l’anglais, l’italien et le russe s’adonne aux langues locales : « J’ai appris le turc assez rapidement car je l’utilisais tous les jours. Le kurde c’était plus compliqué car à Istanbul même dans les milieux kurdes on parlait beaucoup le turc alors j’ai été à beaucoup de cours pour ne pas chanter en kurde sans connaître la langue. » Elle suit aussi des cours de dengbêj auprès de Dengbêj Xalide et donne en parallèle des leçons de piano. Son emploi du temps est surchargé : « J’étais en immersion totale mais là où j’ai le plus appris c’est en fréquentant mes amis kurdes du conservatoire. » Elle y apporte une touche singulière : « J’avais la vièle à roue avec moi, mais pas depuis longtemps, j’ai donc commencé à en jouer en travaillant avec les répertoires d’Istanbul. »

Vers la fin de son séjour Eléonore donne des concerts avec Mercan Erzincan, la femme d’Erdal, le groupe de fusion Oksit ou le trio Esman. En 2016, elle rentre transformée : « En revenant en France j’ai commencé à être reconnue comme artiste de musique kurde en partageant des vidéos artisanales, très relayées dans les médias kurdes. J’ai alors pris position en faveur de cette culture en alarmant sur le fait qu’il faut perpétuer la langue, qu’il faut parler kurde aux enfants qui sinon vont l’oublier, notamment dans les familles de la diaspora. »

Le Chant Dengbêj d’Eléonore Fourniau qui a touché la communauté kurde

 

A l’automne 2023, Eléonore va sortir son premier album Neynik (Miroir). « Ce titre résume bien ma position par rapport à la communauté kurde. Comme si j’étais un miroir dans lequel il y a des morceaux, des régions où les ressortissants sont de confession alévie, sans pour autant avoir inclus de chansons religieuses. Il y a un morceau zaza, deux morceaux de bardes syriens du Rojava, un de la partie kurde d’Iran et un autre de celle d’Irak, ainsi que deux compositions dont l’une rend hommage à un combattant kurde martyr de Daesh. » Pour ce disque elle a pris des cours pour bien prononcer chaque dialecte, a enregistré avec des musiciens d’Istanbul ou d’autres traditions comme le percussionniste d’origine iranienne Bijan Chemirani, le souffleur de vents breton Sylvain Barou ou et le multi instrumentiste catalan Efren Lopez.

Eleonore Fourniau, Sylvain Barou et Efren Lopez - Qumrîkê

 

En France elle multiplie les associations, elle est notamment membre du quartet féminin de chants d’Anatolie Telli Tunalar et du trio féminin Samaïa dont le délicat deuxième album sort en juin 2023. Depuis 2016, elle retourne régulièrement en Turquie ou dans les zones kurdes, notamment d’Irak. Elle joue volontiers dans les concerts de la diaspora européenne et n’hésite pas à prendre des risques : « En 2022 j’ai été invitée à chanter sur scène à Diyarbakır, principale ville kurde de Turquie pour le newroz (nouvel an kurde). Il y avait un million de personnes et des affrontements avec la police. J’étais avec eux et prenais la responsabilité que s’il m’arrivait quelque chose je n’étais pas protégée par l’ambassade. Je n’ai pas peur de participer à leurs évènements, leurs shows télévisés. Malgré tout ce qu’ils ont fait contre Daesh, les kurdes se sentent laissés de côté. Ils sont très touchés quand ils voient des occidentaux qui s’intéressent à leur culture. Beaucoup de kurdes de Turquie ou de la diaspora sont de plus en plus assimilés, mais n’en sont pas fiers. Ils n’enseignent pas le kurde à leurs enfants mais en ont une certaine forme de regret, voir de honte. Quand ils voient quelqu’un d’extérieur qui fait l’effort d’apprendre leur langue, leur culture, ça leur renvoie une image positive et ils réalisent que c’est possible de préserver cette culture. »

Playlist de Bianet – musiques kurdes 2022, jeunes artistes et premiers albums

L’arrivée du printemps et le nouvel an kurde : Newroz en 71 chansons

 

 

 

benjamin MiNiMuM

Benjamin MiNiMuM © Ida Wa
© Ida Wa

 

Benjamin MiNiMuM a été le rédacteur en chef de Mondomix, à la fois plateforme internet et magazine papier qui a animé la communauté des musiques du Monde de 1998 à 2014.

Il est depuis resté attentif à l’évolution de la vie musicale et des enjeux de la diversité, tout en travaillant sur différents projets journalistiques et artistiques. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de #AuxSons en avril 2020.

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