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Teresa Garcia Caturla, Barbarito Torres et Johannes Bonat Garcia au Buena Vista Social Club, Mostra Internacional de Música de Olinda (MIMO) 2009, Photo libre de droits d’Allan Patrick.
Teresa Garcia Caturla, Barbarito Torres et Johannes Bonat Garcia au Buena Vista Social Club, Mostra Internacional de Música de Olinda (MIMO) 2009 - Teté Cartula, chanteuse cubaine, présente lors de la soirée « Legendarios del Guajirito » en hommage aux grandes stars de la musique cubaine. Elle est l’une des dernières grandes figures féminines de l’âge d’or de la musique cubaine encore en activité. © Allan Patrick.

Où sont passés les soneros ? L’impact de la crise économique post-covid sur le patrimoine musical cubain

Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, le nombre de touristes à Cuba a fortement chuté passant de 4 276 000 en 2019 à 1 086 000 en 2020 [1], contribuant à accentuer le niveau de pauvreté déjà critique de la population. Cette situation a conduit certains entrepreneurs à s’orienter vers le patrimoine musical de l’île pour maintenir leur activité économique. A Cuba, la musique et la danse sont fondamentales pour le fonctionnement de l’industrie touristique. De nombreuses pratiques et esthétiques sont donc mises en scène dans des représentations pensées pour les touristes.

Pour saisir cette mise en spectacle à des fins économiques, il est important de cerner la construction de l’imaginaire cubain, sur lequel s’appuient les entrepreneurs culturels locaux. Cuba a résonné dans le monde occidental en partie par l’émancipation du son. Ce genre musical va suivre un long processus de légitimation au sein de la société cubaine durant le XXe siècle. A son arrivé à la Havane au début du siècle, il est porté par des artistes afro-cubains et il est dans un premier temps dénigré par les élites. Il est ensuite utilisé comme un outil politique pour exprimer l’identité cubaine et contrer la présence étatsunienne. Le son bouleverse la société cubaine, en transgressant toutes les frontières idéologiques et physiques, et circule sur la totalité de l’île. En Europe, l’exposition coloniale organisée à Paris entre 1930 et 1931 développe la curiosité des classes moyennes et dominantes européennes pour les cultures extra-occidentales. La diffusion du son en Occident participe donc à projeter au monde une nouvelle vision de Cuba. Au cours du XXe siècle, le façonnement des esthétiques afro-cubaines par les élites contribue ainsi au rayonnement international de Cuba et donne naissance à un nouvel imaginaire pour les occidentaux. L’image de l’exotisme cubain est diffusée au monde, ne limitant plus le pays uniquement à son statut d’ancienne colonie.

Cet imaginaire cubain circule dans le monde occidental et en Afrique avec l’invention de l’enregistrement électrique en 1925. La demande de consommation de musique enregistrée motive des labels phonographiques à étoffer leurs catalogues, ce qui marque le début de la starification des soneros. Un label en particulier, Victor Talking (Etats-Unis), commence à enregistrer à la Havane le Trio Matamoros en partenariat avec des acteurs locaux.

 

La fameuse collection des GV série vient de naître, et cette dernière va diffuser les enregistrements des principaux conjuntos de la première partie du XXe siècle dans le monde entier. Dans le même temps, ces ensembles cubains (Le Trio Matamoros, le Septeto Habanero et le Septeto Nacional) débutent des tournées en Amérique du Nord et en Europe, jusqu’à l’avènement de la chanson à l’origine de l’engouement et de la fascination pour Cuba : El Manisero, composé par Moisés Simóns. La musique cubaine rayonne alors dans le monde entier, et cette notoriété est particulièrement réinvestie par l’industrie du tourisme dans le contexte post-covid.

 

La célèbre soirée « Legendarios del Guajirito » à la Havane est réputée pour mettre sur le devant de la scène les derniers soneros ayant appartenu aux grands ensembles cubains qui ont marqué le paysage sonore mondial (Orchestra Aragόn, Buena Vista Social Club, Afro-Cuban All Stars et Sierra Maestra). Cette soirée est un cas particulièrement pertinent pour questionner l’impact du tourisme sur le patrimoine culturel de l’île, entre diffusion des formes artistiques qui ont fait la réputation de Cuba et adaptation aux attentes des touristes. Ce type de spectacle est donc une mise en pratique du phénomène d’essentialisation tel que défini par la sociologue Valérie AMIRAUX comme le fait de : « sortir la culture de son contexte et de son histoire pour en faire un objet quasiment hors-sol et hors-temps duquel ressortent des effets de typification (types de comportements attendus de celles et ceux que l’on associe à telle ou telle culture ou origine) »[2].

 

Cette mise en scène proposée par les entrepreneurs culturels permet de distinguer deux postures. D’une part, le producteur de spectacle met en œuvre des stratégies dans l’optique de répondre à l’imaginaire des touristes. Ces stratégies se traduisent par la mise en vitrine des arts cubains, reflétant l’image d’exotisme véhiculée par les expositions universelles. D’autre part, les touristes – notamment occidentaux - arrivent sur l’île avec une vision construite par la période du « colonialisme curieux »[3], qui se traduit par une certaine fascination pour l’Autre. Ces deux postures façonnent donc le spectacle touristique dans une logique économique, en motivant la sélection d’esthétiques qui seraient rentables et attirantes pour inciter à la consommation.

On assiste ainsi à un véritable paradoxe autour des arts cubains, entre promotion au monde et fabrication d’un nouvel espace de représentation altérant les symboles associés à certaines esthétiques. Le spectacle touristique permet d’entretenir l’engouement et la diffusion des musiques et des danses cubaines, auxquelles est rattaché un imaginaire qui continue d’attirer toujours plus de touristes. En parallèle, ces représentations entraînent la paralysie des pratiques culturelles cubaines dans un passé révolu pour assurer la survie économique de l’île. Reste à déterminer si les soneros ont définitivement disparu au profit de l’urgence économique, ou si le paysage sonore de l’île sera préservé de la machinerie de l’industrie touristique dans les années à venir.

 

Notes de bas de page :

[1] Annuaire des statistiques sur le tourisme, recueil de statistiques et fichiers de données de l’Organisation Mondiale du Tourisme, 2020.

[2] AMIRAUX Valérie, Penser les droits culturels au risque de l’essentialisation ? Montréal, revue Droits et libertés, 2017.

[3] MOORE Robin, Nationalizing Blackness: Afrocubanismo and Artisitc Revolution in Havana, 1920-1940, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1997.

 

 

Bastien Lavigne et Orianne Fournié

Bastien Lavigne

Bastien Lavigne : diplômé de master 2 en anthropologie culturelle et musicologie à l’université Paris 8 ; membre du comité de programmation de l’association Des Rares Talents fondée par Hilaire PENDA à Montreuil ; producteur du projet Bastien & Taly distribué par Baco Music ; chargé de codification des enregistrements à la SPEDIDAM.

 

Orianne Fournié

Orianne Fournié : diplômée d’un double master 2 en Développement Economique et Coopération Internationale / Gouvernance des Relations Internationales à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse.

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