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Fela, Zombie, 1976 -

Zombie en musique : la manipulation des revenus et des revenants - épisode 1

Mettons nous dans l’ambiance avec “Zombie” de Fela Anikulpo Kuti. C’est non seulement l’un de ses titres les plus forts, mais il marque un moment clé de sa carrière et aura sur sa vie une cascade de répercutions funestes. Comme si brandir l’image du zombie revenait à déclencher la malédiction qui frappe celui-ci.

C’est une question de contexte. En cette année 1976, la junte militaire qui dirige le Nigeria, après avoir maté dans le sang la sécession du Biafra, tente de s’acheter une virginité en annonçant des élections libres pour remettre le pouvoir aux civils en 1979. Fela a donc lancé sa campagne politique pour devenir le Black President. Et sa chanson dépeint les soldats comme des êtres privés d’expérience subjective, incapables d’agir autrement qu’au commandement de ceux qui les manipulent : des zombies !

Insupportable pour la junte, qui se pare également d’une légitimité culturelle symbolique, montant à coup de millions le plus grand festival panafricain jamais organisé, le Festac. Du 15 janvier au 12 février 1977, les plus grandes stars du continent et de la diaspora (dont Stevie Wonder, Miriam Makeba, Sun Râ ou Gilberto Gil) sont invités à Lagos. D’abord prêt à collaborer, Fela s’est montré intraitable envers le général en charge de cette “grand messe” qu’il qualifie de “pure escroquerie”. Il organise un “contre-Festac” dans son club, le Shrine (le temple), au moment même où “Zombie” fait un carton.

Zombie dans la version de la comédie musicale Fela ! dirigée par le chorégraphe Bill T. Jones à Broadway, NY, 2008-2010, avec Sahr Ngaujah dans le rôle de Fela, et les musiciens d’Antibalas.

 

Six jours après la clôture du Festac, un bataillon de soldats part à l’assaut de la maison de Fela, baptisée « Kalakuta Republik ». Le pouvoir lave l’affront de Zombie dans le sang, met à sac et brûle la maison, ainsi que l’unique bande son du film Black President qui devait promouvoir la campagne politique de Fela. Il se retrouve à la rue avec sa troupe de 80 personnes. L’armée empêche leurs concerts. Sa mère, défenestrée pendant l’attaque de la maison, succombe à ses blessures en avril 1978. Et cinq mois plus tard, la moitié de son groupe se volatilise à Berlin, après son premier concert européen…

Cette série de catastrophes explique-t-elle que Fela se voue dès lors à la magie, qu’il amène jusque sur la scène de sa tournée européenne de 1983 ? Le fait est qu’il promeut avec une ferveur redoublée les valeurs de l’Afrique ancestrale. La même année 1976, Fela a éjecté de son nom celui de Ransome, hérité de son grand-père paternel, le pasteur anglican Josiah Jesse Kuti. Ce dernier avait si bien évangélisé sa communauté Egba (partie des Yorubas) que son directeur spirituel britannique, le père Ransome, lui avait fait cadeau de son patronyme. Fela, qui jusqu’alors s’appelait Ransome Kuti, devient alors Anikulapo « celui qui porte la mort dans sa gibecière » Kuti. Revenant au culte traditionnel, il célèbre les dieux du vaudou au Shrine et bien sûr ses morts, comme cela se pratique dans la plupart des cultes africains, dont celui de l’egungun, que son grand-père combattait l’épée à la ceinture.

Egungun : une divinité ancestrale en milieu Yorouba

 

Les cultes africains ont traversé l’Atlantique avec les quelques 12,5 millions d’Africains déportés dans les grands ports du Nouveau Monde, de Salvador de Bahia à Charleston en passant par Port-au-Prince ou La Havane. Mais l’esclavage pratiqué par les Européens sur les plantations est une vaste entreprise de déshumanisation. Les Africains sont réduits à leur seule force de travail. Or pour survivre en société, les humains ont besoin de donner un sens à leur existence. L’étroit espace religieux concédé par les maîtres chrétiens va permettre aux esclaves de faire entrer ce qu’ils gardaient des cultes africains au cœur de la plantation. C’est ainsi que se sont développées les religions syncrétiques : le Candomblé au Brésil, le Vaudou en Haïti, la Santeria à Cuba. Au Nouveau Monde comme en Afrique, les cérémonies dérivées du vaudou servent à appeler les esprits des défunts et autres déités. On leur donne différents noms selon les pays. En Haïti, ce sont les loas, comme l’explique l’artiste haïtien Erol Josué, également houngan, prêtre vaudou.

Erol Josué - Vaudou et Contredanses

 

Le mot zombie, utilisé en Haïti pour désigner un mort ramené à la vie, est la transposition d’un terme qui signifie, dans la plupart des langues bantoues, l’esprit d’un ancêtre, celui que l’on convoque et qui se manifeste en revenant. Il faut rappeler qu’au temps de l’esclavage, les Africains déportés au Nouveau Monde n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière. Déracinés, déshumanisés, enchaînés, punis jusqu’à la décapitation, ils étaient socialement morts. Pour les Européens, qui avaient décimé les populations indigènes des territoires colonisés par le travail forcé et les maladies, il s’agissait de mettre en place un système d’exploitation capitaliste au seul profit de leurs métropoles. Dans ce projet, la main d’œuvre n’était considérée qu’en terme de rendement au service du capital. L’idéal consistant à mettre au travail l’équivalent de morts vivant, c’est-à-dire des zombies.

Mati Klarwein (1975)

 

Certes la pratique est avérée en Haïti de la fabrication de zombies par le truchement de substances tirées du poisson globe permettant de ralentir le rythme cardiaque jusqu’à obtenir des êtres aux allures de morts vivants, que l’on peut ensuite faire travailler. Mais le mythe du zombie, qui a envahi la pop-culture, prend toute sa force lorsque l’on considère la vocation purement capitalistique de l’esclavage. Pour les faire travailler, il fallait bien nourrir les esclaves. Sauf que les colons planteurs n’avaient pas l’intention de puiser dans leur capital pour cette nourriture. Ils cédèrent donc aux esclaves des lopins de terre où cultiver de quoi subvenir à leurs propres besoins. Or chez les animistes, les dieux et les ancêtres existent partout dans la nature, y compris dans les plantes qu’ils cultivent pour se nourrir. Ainsi allaient renaître leurs cultes des ancêtres avec la fabuleuse science des rythmes qui leur est liée dans toutes les sociétés d’Afrique.

Foli (il n’y a pas de mouvement sans rythme) par Thomas Roebers et Floris Leeuwenberg

 

L’abolition de l’esclavage est le signal des temps nouveaux du métissage. Deux conceptions du monde s’interpénètrent alors. Celle des colons, pour qui le revenant n’est autre qu’un être démoniaque. Et celle des Afro-descendants, pour qui l’ancêtre mort joue un rôle essentiel dans les relations aux multiples divinités, à la nature et au présent. C’est le terreau parfait pour voir se dessiner le mythe du zombie tel qu’il s’est introduit par le cinéma dans la société américaine, avant de coloniser toute la sphère occidentale et de contaminer la biopolitique.

À suivre au prochain épisode…

Zombie en musique : la manipulation des revenants et des revenus – épisode 2 

 

 

François Bensignor

François Bensignor
François Bensignor

 

Journaliste musical depuis la fin des années 1970, il est l’auteur de Sons d’Afrique (Marabout, 1988), de la biographie Fela Kuti, le génie de l’Afrobeat (éditions Demi-Lune, 2012). Il a dirigé l’édition du Guide Totem Les Musiques du Monde (Larousse, 2002) et de Kaneka, Musique en Mouvement (Centre Tjibaou, Nouméa 2013).

Cofondateur de Zone Franche en 1990, puis responsable du Centre d’Information des Musiques Traditionnelles et du Monde (CIMT) à l’Irma (2002-14), il a coordonné la réalisation de Sans Visa, le Guide des musiques de l’espace francophone (Zone Franche/Irma, 1991 et 1995), des quatre dernières éditions de Planètes Musiques et de l’Euro World Book (Irma).

Auteur des films documentaires Papa Wemba Fula Ngenge (Nova/Paris Première, 2000) tourné à Kinshasa, Au-Delà des Frontières, Stivell (France 3, 2011) et Belaï, le voyage de Lélé (La Belle Télé, 2018) tourné en Nouvelle-Calédonie, il crée pour la chaîne Melody d’Afrique la série d’émissions Les Sons de… (2017).

Il a accompagné l’aventure de Mondomix sur Internet et sur papier, puis contribué à son exposition Great Black Music pour la Cité de la Musique de Paris (2014).

On peut lire sa chronique Musique dans la revue Hommes & Migrations depuis 1993.

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