Dans cet article, nous nous intéresserons au phénomène des plateformes de streaming musicales et leur impact sur la représentation des musiques du monde.
Le streaming musical constitue aujourd’hui l’un des premiers mode de consommation de musique. Dans ce contexte, il est intéressant de s’interroger sur l’impact des plateformes en termes de représentation des différents genres musicaux. Il existe en effet de très fortes inégalités de représentation entre les genres musicaux populaires et les genres musicaux considérés comme spécialisés par l’industrie occidentale. Cette inégalité s’explique par le choix du modèle économique des plateformes de streaming : un modèle de rendement productiviste des genres populaires au détriment de répertoires défavorisés dans l’immensité du flux quotidien des nouvelles sorties (120 000 sorties par jour). Les utilisateurs ayant accès à des millions de titres (100 000 000 sur Spotify), l’enjeu majeur pour les artistes et les maisons de disque est la visibilité de leurs productions. C’est ce que met en exergue l’enquête “La Fête du Stream” de Sophian Fanen : les plateformes ont pour objectif de fidéliser toujours plus d’utilisateurs, ce qui implique d’attirer le grand public, qui souhaite retrouver les titres diffusés sur les canaux de diffusion classiques (radio et télévision). Les majors sont en position de monopole historique sur le marché, en étant par ailleurs actionnaires chez les plateformes principales comme Spotify, Deezer et Apple (18 % du capital de Spotify par exemple).
La force de frappe de ces acteurs leur permet de mettre en avant leur catalogue sur les plateformes. Ils créent donc les tendances pour le grand public sur tous les canaux de diffusion. Ancrées dans cette logique d’expansion économique, les plateformes de streaming façonnent leurs playlists éditoriales et programment leurs outils de recommandation musicale en fonction des succès du moment, afin de satisfaire la masse de leurs abonnés. Sophian Fanen constate ainsi que, derrière la promesse d’un accès à une très grande diversité musicale sur les plateformes de streaming, on revient à un partage inégal du marché à 80% / 20%, au profit des trois majors principales (Universal, Sony et Warner) et quelques indépendants (Because, PIAS). Ce modèle favorise la domination du mainstream par les algorithmes, qui cloisonnent ainsi le grand public dans une « bulle sonore » (Sophian Fanen), invisibilisant les autres répertoires musicaux. La diversité musicale est donc bel et bien obstruée par les plateformes.
Les auditeurs sont ainsi dirigés vers une vision uniformisée et biaisée, basée sur une approche occidentalisée et ethnocentriste de la musique, ne traduisant pas non plus de l’intégralité des différents genres musicaux disponibles sur les services de streaming.
En s’intéressant au cas des musiques du monde, on constate que les playlists éditoriales construites par les plateformes portent en réalité une vision essentialisée de ces musiques. Par exemple, chez le leader du streaming Spotify, le genre de la Pop Music est représenté par une multitude de playlists éditoriales construites selon plusieurs paramètres comme les décennies, les influences ou les artistes phares, alors que la playlist éditoriale “Biso Na Biso” est la seule à représenter les musiques congolaises. En 80 morceaux, cette playlist fait office de vitrine destinée à rendre compte de l’intégralité des musiques congolaises, en se focalisant essentiellement sur les artistes du moment. On y retrouve ainsi quelques morceaux de soukouss, suivis des derniers titres de Ninho, Tiakola, et Dadju, avant d’enchaîner sur un edit
club influencé par la champeta.
Cette compilation fausse les conceptions de genres, en s’apparentant à « un fourre-tout » selon l’expression de l’anthropologue Julien Mallet lorsqu’il évoque l’étiquette commerciale “musiques du monde”. L’exemple de la playlist éditoriale “Destination Côte d’Ivoire”, décrite comme un « Tour d’horizon de la musique ivoirienne en 50 titres », démontre également cette démarche d’essentialisation des musiques du monde par la plateforme suédoise. Ces exemples illustrent l’essentialisation et la sous-représentation des genres musicaux considérés comme des niches sonores par l’industrie occidentale.
En réaction à ce phénomène, des amateurs passionnés, des médias, curateurs et labels indépendants créent des playlists permettant une meilleure représentation de ces genres. Le label indépendant Syllart Records, fondé par Ibrahima Sylla, propose par exemple des playlists accessibles sur Spotify dédiées aux musiques congolaises et sénégalaises, prenant en compte leur historicité, leurs influences et leurs évolutions.
Rétro Rumba Congolaise :
Champeta Africana :
Afrolatin via Africa :
Cela permet donc de mieux appréhender ces répertoires pour les utilisateurs initiés et non-initiés. D’autres initiatives, comme les plateformes de streaming Deedo et Colorfol – portant une vision panafricaine de la musique – ou la plateforme Baziks – centrée sur les répertoires des deux Congos – proposent une vision avec un nouveau prisme de ce qui est considéré comme “musiques du monde” par l’industrie occidentale.
En conclusion, l’idée n’est pas tant de remettre en cause l’existence des plateformes de streaming et des playlists éditoriales, mais bien de souligner l’importance d’une représentation accrue de la diversité musicale. Pour éviter l’essentialisation et l’uniformisation globalisante de la musique, les plateformes de streaming ont plus que jamais un rôle fondamental à jouer, en constituant une source infinie de découvertes musicales et de mise en visibilité de genres variés.