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Rappeuses au Maroc : tracer sa route - épisode 1

Au Maroc, depuis les années 80, la musique a une vibe hip-hop. À partir de 2010, un rap en darija (arabe marocain) aux accents trap et pop, a réussi le pari de s’exporter au-delà des frontières. Le rappeur El Grande Toto a par exemple, été l’artiste le plus écouté de la région MENA sur Spotify en 2021, avec 135 millions d’écoutes dans 178 pays. Dans un game dominé par les hommes, les voix d’artistes féminines se sont toujours élevées. Zoom sur des rappeuses qui haussent le ton, avec des voix singulières et subversives.

Queen Thug, Tigresse Flow, Tendresse : les pionnières

Au Maroc, les rappeuses ne datent pas d’hier. Identifiée comme la première rappeuse du pays, Widad Mjama se fait connaître en 1999 à Casablanca avec le groupe Thug Gang, une formation qui pratique « un hip-hop très inspiré des standards US ». À l’époque, il n’y a pas de studios de répétition comme L’boultek ou l’Uzine. À l’époque, il n’y a encore pas de studios de répétition. Les rappeurs et les break-danseurs casablancais se retrouvent sur la place Mohamed V, dans le parc de la Ligue Arabe ou encore au Skate Parc Nevada.

En 2006, l’apparition de Hit Radio joue un rôle majeur dans la diffusion du hip-hop marocain sur les ondes. La même année, le groupe Tigresse Flow, créé par quatre femmes qui « rappent fort en sortant les griffes », gagne les concours « Ouf du bled », « Tremplin » et « Génération Mawazine ». Soultana, l’une des rappeuses de Tigresse flow, entame ensuite une carrière solo.

Tigresse flow - Maghrebya

 

Quelques années plus tard, le rap gagne en reconnaissance de la part des médias traditionnels qui l’avaient d’abord considéré comme une « musique de voyous ». Des clubs comme « La Cage » soudent la communauté hip-hop. En 2007, c’est la rappeuse Tendresse qui frappe fort. Elle commence avec le groupe Bclik et Xsid (ancien groupe de Don Bigg, « le Parrain du rap Marocain ») avant d’entamer, elle aussi, une carrière solo dont le répertoire oscille entre rap et R’n’b avec un style boom bap new-yorkais. Par ses textes décapants et son style direct, Tendresse a marqué toute une génération de rappeuses qui marchent aujourd’hui dans ses pas.

 

Krtass Nssa, ILY, Psychoqueen… Nouvelles voix

À partir de 2010, avec la « démocratisation des moyens d’enregistrement », le rap s’étend à travers le pays au-delà de Casablanca et de Rabat. La journaliste Laure Malécot, qualifie ce boom « d’expansion autonome » car elle émane d’abord des artistes eux-mêmes. En partageant leur musique sur les plateformes de streaming musical (YouTube, Spotify, Deezer, Anghami, Apple Music…) et en les promouvant sur les réseaux sociaux, les artistes créent un lien direct avec leur public. Les clips jouent également un vrai rôle dans le succès des morceaux de rap. Le premier coup de cœur de Oualid Bouslame, co-fondateur du duo de réalisateurs WLDRB, est la série de clips auto-produits par le rappeur L’moutchou (Checkmate, Lmoutchoukistan…). Puis vient selon lui le véritable « coup de maître » :  le clip de Cazafonia de Dizzy Dros en 2011 (réalisé par Khalid Douach) après lequel les vidéos deviennent plus systématiques. Ce boom du rap marocain est soutenu par l’apparition de médias spécialisés (comme Moroccan Hip-hop ou Laklika) ainsi que de youtubeurs qui commentent régulièrement les sorties. Tous ces facteurs vont permettre l’émergence d’une nouvelle génération de rappeuses.

Parvenue à la finale du télécrochet musical « Big Up » en 2014, Krtass Nssa impressionne par son flow et la sincérité brûlante de ses textes. Elle qui a commencé à rapper à l’âge de 13 ans poursuit aujourd’hui son chemin au sein d’une scène qui s’est déplacée vers la trap et la pop. À partir des années 2010, de nombreuses autres voix féminines se font entendre : Psychoqueen, Zineb Saïd, Snowflake… Elles racontent leur quotidien avec un style incisif et une bonne dose d’égo-trip. En janvier 2018, c’est ILY qui débarque avec son titre osé : « Khelouni », « Laissez-moi tranquille ». Dans ce morceau, ILY explique son nom de scène et refuse de n’être  que « la fille de « Stati », un artiste marocain très populaire. Au-delà du clip et de l’attitude, dans Khelouni, il y a des punchlines que je n’avais jamais entendu une artiste marocaine prononcer avant ça : « je suis une puta, pas une queen », « le temps m’a aiguisée des deux côtés comme un rasoir », « quand je te parle en rap, je te donne des leçons sans pupitre », « regarde comment ILY ondule de la rime »Ce titre explosif rafle 21 millions de vues et tout le monde y va de son commentaire. ILY est victime d’un déferlement de critiques, ses frasques amoureuses font le tour des réseaux sociaux mais sa communauté #ILYGang l’encourage. En 2021, lorsqu’elle se produit au festival L’boulvard de Casablanca, ILY est huée, on lui jette des bouteilles sur la scène en l’insultant. Cet épisode lui vaut le soutien du milieu musical marocain, notamment de la part de femmes. Certaines des rappeuses que j’ai interviewées estiment qu’ILY a pris des coups pour toutes les artistes. Elle a été victime d’une vague de haine contre les femmes qui rappent qui a permis au public de s’habituer petit à petit au phénomène. Depuis, le style de musique d’ILY a changé, s’est adouci mais elle s’accroche.

ILY - Khelouni

 

Lumière sur la génération qui monte

Si la scène rap a pris de l’ampleur ces dernières années, les textes célèbrent majoritairement un mode de vie urbain et festif. Aujourd’hui, ce sont davantage les rappeuses que les rappeurs qui osent s’attaquer à des thématiques sociétales. Conscientes des obstacles à franchir autant que de l’héritage laissé par les rappeuses qui les ont précédées, une nouvelle génération émerge aujourd’hui. Brandissant un féminisme plus tranché, fusionnant le rap avec d’autres styles de musique et d’autres langues, ces jeunes rappeuses tracent leur route. Pour Aux sons, j’en ai rencontré quatre.

 

Khtek : un début fulgurant, un style old school et une plume acerbe

« Le rap m’a sauvée de moi-même, m’a sauvée de mes idées noires. Peut-être que si je n’avais pas croisé le rap dans ma vie, j’aurais été quelqu’un d’autre. » me confie Khtek lorsque je l’interviewe en 2020.

Khtek, ta sœur en arabe, a 27 ans et un charisme certain. Elle grandit dans la petite ville de Khemisset au Maroc puis poursuit des études audiovisuelles avec une spécialisation en cinéma documentaire. Houda écrit depuis toujours et commence à rapper en 2016. En 2020, elle est propulsée sur le devant de la scène avec trois singles : Kick-off, Houdz et Ftila. Le succès est immédiat. Son titre le plus écouté, Ftila (3 millions de vues), est un manifeste en faveur de la liberté des femmes.

Khtek - Ftila

 

« Moi dans mon rap j’essaye d’être vraie, ça provient de moi, sans filtre. Sans mon trouble bipolaire, je n’aurais jamais écrit des choses pareilles. C’est vrai que c’est une maladie mais ça m’a permis de voir la vie différemment. (…) Je suis hardcore. Dans ma vraie vie, je suis une personne honnête et crue. » 

En seulement 9 titres, Khtek a gagné la reconnaissance des artistes et du public. Au point de figurer dans le classement de la BBC des 100 femmes les plus influentes et inspirantes du monde. Sa marque de fabrique ? Une plume acerbe, féministe, défenseuse de la culture amazigh (berbère) et de la communauté LGBTQ+, mais aussi des références old school qu’elle brandit fièrement. « Mon inspi vient de l’ancienne école, je suis venue corriger les fautes » peut-on entendre dans son titre Kick-off. Aujourd’hui, après plusieurs collaborations (avec Tagne, El Grande Toto, Don Bigg, Draganov…) et des concerts à l’international, Khtek a confirmé son talent. Dans son sillage, d’autres rappeuses tracent leur route. Découvrez-les dans le deuxième épisode de cette série.

 

Rappeuses au Maroc : la nouvelle vague – épisode 2

 

 

 

Hajar Chokairi

Écrivaine, journaliste culturelle et consultante dans le domaine des technologies civiques. Co-directrice du magazine & agence www.onorient.com.

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