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Forrózinas - © Marcela Cure et Vitoria Monteiro Sodré

« On n’a pas le droit à l’erreur » : au Brésil, la difficile conquête des femmes musiciennes

Samba, forró… Dans la musique brésilienne, les femmes ont souvent été reléguées au rôle de chanteuses ou danseuses. Mais depuis quelques années, des groupes exclusivement féminins se forment et doivent affronter le machisme culturel au Brésil.

 

« Nous sommes des femmes de toutes les couleurs, de tous les âges, et de nombreux amours (…) Toute femme brésilienne grandit opprimée par le patriarcat. Mais les temps ont changé, maintenant c’est mon corps, mes règles. »

Autour des huit musiciennes et chanteuses d’un groupe de samba, le public reprend le refrain. Ce sont en majorité des femmes, la main droite sur le coeur, le poing gauche en l’air, et un large sourire aux lèvres. La reprise de la chanson de Martinho da Vila par le groupe des Samba Que Elas Querem (en français « La samba qu’elles veulent ») est désormais aussi populaire que l’originale.

En seulement deux ans d’existence, le groupe carioca a déjà une tournée au Portugal et un single à son compteur.

 

Samba Que Elas Querem - Nos somos mulheres :

 

La scène, un espace à conquérir 

Il y a sept ans, le groupe Moça Prosa, formé par six femmes noires, est un des premiers groupes de femmes musiciennes à percer à Rio.

« On était toujours en position d’être testées », se souvient Luana Rodrigues, une des percussionnistes du groupe. « Parfois les hommes du public arrivaient et nous tapaient sur l’épaule pour qu’on se lève et qu’ils s’asseyent à notre place. Comme s’ils devaient nous montrer comment jouer. » Au début, elles avouent s’être levées. « On ne se rendait pas vraiment compte, reconnaît Ana Priscila da Silva, autre percussionniste du groupe, on ne comprenait pas que c’était de la discrimination, du machisme… » 

Un machisme qui prend plusieurs formes : au début, quand on les appelait pour jouer, les organisateurs leur demandaient si elles allaient être capables de jouer quatre heures sans s’arrêter. Quand elles jouent, leur attitude est scrutée. On leur a déjà reproché de ne pas assez sourire pendant leur concert. « Est-ce que ce même commentaire serait fait à un groupe formé uniquement par des hommes ? » S’interroge Ana Priscila. On nous reproche souvent des détails. On n’a pas le droit à l’erreur… »

 

Moça Prosa - Somos Todas Marias :

 

On retrouve les mêmes témoignages dans d’autres types de musique brésilienne. Le groupe « Forrózinas » est composé de cinq musiciennes qui jouent du forró, une musique populaire qui vient du Nordeste du Brésil.

En tant que femmes, elles sentent qu’elles ne sont parfois pas prises au sérieux : « La table de mixage, c’est un espace qu’on a dû conquérir », explique Marcela Coelho, musicienne du groupe. Elle observe que les techniciens du son ne prennent souvent pas en compte leurs remarques. « Ils ne nous laissent pas y toucher, s’indigne-t-elle, parfois ils arrivent quand je fais des réglages et prennent totalement le contrôle… Il pense que parce que je suis une femme, je n’ai pas les compétences techniques pour régler mon son. »

 

Machisme historique

Dans la samba comme le forró, les femmes ont plus souvent occupé un rôle de second plan. Mais même si elles étaient peu valorisées, elles ont été cruciales dans les débuts de ce genre musical. À commencer par Tia Ciata, une des nombreuses « tata » de la samba. Cette cuisinière ouvrait ses portes pour accueillir des fêtes de samba à une époque où ce genre était criminalisé. Le machisme était tel que les femmes ne pouvaient pas signer leurs compositions. C’était le cas de Dona Ivone par exemple, qui signait ses musiques sous des pseudonymes masculins.

Pour cette nouvelle génération de femmes musiciennes, changer les mentalités commence par changer les paroles. Une longue tradition de paroles machistes, misogynes, qui incitent parfois à la violence. « Il y a des chansons qu’on ne chante pas », lâche Cecilia Cruz, qui joue du cavaco dans le groupe des Samba Que Elas Querem. Elle nous cite un passage de la musique intitulée « Faixa Amarela », de Zeca Pagodinho : « Si elle vacille / je vais la châtier / Lui donner une bonne gifle / Casser cinq dents et quatre côtes. » Mais prendre conscience de cette culture machiste, présente dans des paroles aux airs enjoués, n’est pas toujours évident. « On grandit en écoutant ces musiques, souligne Marcela, alors souvent on les chante, et puis quand on s’arrête deux secondes pour réfléchir, on se rend compte. »

Sur scène, elles se sentent investies d’un rôle politique très fort. « On devient des messagères, veut croire Marcela. On ne peut pas reproduire ce type de violences, pas seulement machistes mais aussi souvent homophobes ou racistes ! » Les Forrózinas avouent se sentir assez libres dans leur musique : « On a même fait un clip en maillot de bain, et ça n’avait absolument rien de sexuel ! » s’amuse Milena Pastorelli, accordéoniste du groupe.

 

Forrozinas - Chiclete Com Banana :

 

Sororité

Les musiciennes parlent de leurs désirs de carrière comme d’une lutte à gagner. Et pour cause, elles sont encore très peu nombreuses à vivre de leur art. Ces débuts difficiles les poussent à se serrer les coudes. « Si on entend parler de besoins de musiciens pour des remplacements, on indiquera toujours des femmes d’abord », explique Luana Rodrigues.

Dans les grandes villes du sud-est du Brésil (Rio, São Paulo, Belo Horizonte), les groupes de femmes musiciennes sont de plus en plus nombreux. Júlia Ribeiro, percussionniste des Samba Que Elas Querem, rappelle l’importance de la transmission lors des concerts : « On veut toucher le plus de femmes possibles qui vont entendre notre message et se dire « pourquoi pas nous ? », et commencer à occuper plus d’espace. » Fières d’avoir inspirées déjà plusieurs groupes de musiciennes en seulement un an d’existence, les Forrózinas ne se ferment aucune portes. « On se voit déjà en tournée en Europe, et dans le Nordeste du Brésil », glisse Milena Pastorelli.

Sarah Cozzolino

 

© Mathilde Delauney

 

Sarah Cozzolino est journaliste indépendante, basée à Rio de Janeiro depuis septembre 2018. Elle collabore régulièrement avec plusieurs radios francophones comme RFI, RTL, Médi1 ou encore Radio Canada. Elle a aussi écrit pour le site internet des Inrocks et de National Géographic Brasil. En 2020, elle a réalisé pour RFI un grand reportage de 20 minutes sur la criminalisation du funk des favelas.

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