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Nouvelle-Calédonie -

Nouvelle-Calédonie, les racines et la pirogue

Archipel de 18000 km² en plein océan Pacifique, la Nouvelle-Calédonie accueille une prodigieuse diversité de langues et de communautés culturelles pour un peu moins de 300.000 habitants. Ses expressions musicales, longtemps polarisées et éclatées, amalgament petit à petit les références traditionnelles kanak et les emprunts au Tout-Monde…

 

En septembre 2019, comme tous les cinq ans, les agents recenseurs iront taper aux portes et aux chambranles de toute la Nouvelle-Calédonie. Une nouvelle fois, figurera une question sur l’appartenance communautaire affichée par le sondé : kanak, européenne, wallisienne et futunienne, indonésienne… C’est le seul territoire français où une telle précision est requise. La segmentation en grands groupes ethniques et culturels ainsi révélée alimente par ailleurs la richesse d’une société amenée dans les prochains mois à s’accorder sur un futur institutionnel.

Quant au tiraillement constant entre affirmation identitaire d’une part, et attirance pour les influences extérieures d’autre part, il est certes caractéristique d’un archipel francophone isolé dans une région du monde majoritairement anglophone, mais surtout de son expression musicale si diverse.

 

Le kaneka, « cadence née des Kanak », est apparu dans les années 80 grâce à l’impulsion visionnaire du leader politique Jean-Marie Tjibaou. Cette musique a cumulé les fonctions de porte-voix pour 28 langues kanak encore parlées, et de porte-parole pour un peuple déconsidéré voire ségrégué sur ses propres terres. D’emblée, le mouvement s’est nourri du terreau fertile des traditions, arrosé d’apports instrumentaux et stylistiques des musiques du Monde. Bien avant l’arrivée des explorateurs européens, les îles du Pacifique étaient reliées ; il n’y avait pas de frontières entre ce qu’on a appelé plus tard « Mélanésie » et « Polynésie ». Ce métissage d’influences se ressent jusque dans les pratiques culturelles.

À l’origine, les chants aé-aé, dont on entend régulièrement l’écho dans les morceaux contemporains, figurent le refrain éternel des cours d’eau, en même temps qu’ils remontent à la source des généalogies kanak. Les percussions, elles, font tressaillir et parler la terre, qu’elle soit travaillée pour accueillir l’igname ou balafrée pour l’exploitation du nickel. Confectionnés à partir d’écorces, de feuilles, de bambou, les instruments traditionnels ont participé à la signature d’un son caractéristique lorsqu’ils ont été convoqués pour irriguer le kaneka. Les missionnaires, venus au 18ème siècle, y ont de leur côté rencontré les voix mélanésiennes, et aujourd’hui encore l’héritage polyphonique s’entend dans les odes puissamment interprétées, en particulier dans les refrains.

 

 

À ce patrimoine s’est greffé l’ajout d’instruments laissés au fil des décennies par les visiteurs – des santaliers aux soldats US : le sifflet utilisé sur les navires, devenu en langue drehu “wessel” par déformation du “whistle” rappelant la langue des premiers visiteurs, et qui scande désormais les chants et danses traditionnelles ; l’harmonica qui a essaimé sur tout l’archipel ; la guitare, apprivoisée souvent dans un style picking.

Gulaan, le héraut kanak du télécrochet The Voice 2018, figure parmi les champions de cette technique de guitare où les arpèges se détachent nettement, servant d’écrin à une langue nengone sublimée, celle de son île natale de Maré.

Nameneng me deko se sheusew – Gulaan. Le compositeur de cette ballade enregistrée dans une grotte de l’île de Maré, n’est autre que le grand chef du district de Guahma, sous l’impulsion duquel le projet Nengone Town Experience a été mené avec différents artistes.

 

 

Peut-on sentir à travers le « filtre musical » les émotions d’une société en pleine évolution ? En tout cas la prise en compte d’un certain nombre de revendications des représentants du peuple premier dans les accords successifs de Matignon (1988) puis de Nouméa (1998) ont contribué à donner au kaneka une tournure plus festive ; les gros succès de pionniers comme Gurejele (C’est la France qui paie…) ou Edou et son groupe Mexem ont semblé transcender les appartenances communautaires, attirant un public multiculturel aussi bien à l’intérieur du Caillou qu’ « au-delà du récif ». Aujourd’hui cette vocation festive se ressent notamment dans l’influence notable exercée par les rythmes venus des Caraïbes (zouk, kompa…), très prisés du public, ingérés et régulièrement intégrés par les groupes locaux dans leurs compositions.

Nombre de textes portent cependant toujours, de manière sereine, un message d’émancipation faisant la part belle aux paraboles ou révélant des aspects de la philosophie kanak à un public pas forcément locuteur ni initié (ainsi par exemple du groupe Cada originaire de Hienghène, la commune natale de Jean-Marie Tjibaou). La musique « de combat » des débuts, bâtie sur un rythme à deux temps en particulier dans le Nord, est restée vive. On a coutume de la dire plus tonique et revendicative dans le Nord de la Grande Terre, alors que le son des îles Loyauté serait plus langoureux et mélodique. La raison invoquée tiendrait à des histoires coloniales différentes, les incursions militaires et les spoliations foncières sur la Grande Terre n’ayant pas touché les Îles, déclarées d’emblée réserves intégrales. Ce clivage tend en réalité à s’estomper avec le temps.

 

(« Orian » - Jyssé : déclaration d’amour à la tribu de Xodre à Lifou, interprétée en l’occurrence par un jeune homme de 12 ans…

 

 

 

Le folk dit « mélanésien », né dans les années 70, fut la première émanation d’une musique à la fois infusée et diffusée sur le Caillou. Il puisait sa matrice dans la référence aux valses tahitiennes – la seule musique d’origine océanienne passant alors sur les ondes, la tonalité nostalgique typique des refrains tapéras (ou « tempérances », enseignés par les pasteurs), un chant presque exclusivement choral qui exalte le collectif, l’usage du ukulélé en trame rythmique. Mis sur la touche par son benjamin kaneka, plus rebelle, le folk mélanésien opère dans les années 2010 un retour en grâce. Les « vieux de la vieille » de Bethela sont toujours là et ont sorti de nouvelles ballades aux refrains toujours efficaces, en même temps que l’atoll d’Ouvéa (Blue Hau, Iaai Tradi) a fortement contribué au renouveau de cette musique communautaire par excellence.

 

 

De folk, il en est aussi question avec des formations légères, dont le son acte une hybridation d’influences tour à tour héritées des sonorités kanak, teintées de chanson française, de jazz ou de bossa-nova – ainsi d’Inu ou de Kaori.

 

 

La trajectoire musicale de Jason Mist, virtuose de guitare slide, a elle été fortement influencée par des expériences de vie en Inde puis chez le voisin australien. À côté d’une scène rock qui privilégie l’expression en anglais, une prédilection pour la country – entre références aussies et US – anime également la mosaïque musicale calédonienne.

 

 

Ces dernières années, les passerelles jetées entre les styles avec plus ou moins de réussite artistique se sont multipliées. L’exemple le plus récent vient de la collaboration, elle ô combien fructueuse, entre l’étoile montante du reggae calédonien Marcus Gad, originaire de Nouméa, et Jean-Yves Pawoap, chanteur, leader du groupe A7JK et petit chef de la tribu de Pombei dans le nord de la Grande Terre. Ce quadragénaire s’est retrouvé avec Marcus propulsé sur les scènes européennes pour une tournée estivale en 2018. Sa voix rauque puissante, sortie des entrailles, a porté des refrains en langue cèmuhî devant les publics européens.

 

 

La Nouvelle-Calédonie, à l’instar de ses voisins insulaires (Vanuatu, Salomon…) a donc été très tôt une terre d’élection du reggae ; et si les sons made in Jamaica avaient un formidable écho dans les montagnes du Caillou, l’Afrique du Sud a également inspiré des générations de musiciens émerveillés par l’aura de Lucky Dube, les sonorités vibrantes et flûtées des claviers, la chaleur des refrains, lors des trois passages calédoniens du maestro pour des concerts d’anthologie. Des groupes comme Soul Sindikate ou I & I ont bénéficié d’une reconnaissance à l’extérieur, tout en s’autorisant des pèlerinages à Kingston pour y enregistrer avec quelques-uns des apôtres du genre…

Et puis l’exode, rural et tribal, a transformé Nouméa en chef-lieu cosmopolite et contrasté, tout à la fois démultiplicateur d’inégalités et de croisements prolifiques. De ces musiques par définition urbaines ont émergé des chantres émancipés du « pays du non-dit », tels l’aventurier Paul Wamo, depuis 5 ans parti prêcher en France Métropolitaine. Issu du slam, personnalité exubérante et ambassadeur exultant de son île Lifou, Wamo s’est entouré de musiciens tour à tour pop, reggae (projet Haut-Parleur Pacifique) ou allant jusqu’aux musiques électroniques pour escorter son flow.

 

« Aemoon » : « Nouméa » en verlan

 

 

Ils sont un peu des « collectionneurs de battements d’ailes de papillons »… Les adeptes de dub et de psytrance du projet Wada ont ausculté les entrailles de l’île, et par-dessus les sons récoltés ils ont samplé des bribes de discours cérémoniels et d’archives diverses. Ainsi du regretté Jacques Kiki Karé, à la croisée du politique et du culturel – l’un des « accoucheurs » du kaneka dont on entend la voix in English please sur le morceau-hommage…

 

Écouter « Si y’a pas toi » de WADA

 

Le hip-hop a pris ses marques bien tardivement en Calédonie, au début des années 2000. Mais il a fini par rallier toute une jeunesse désireuse de nouveaux repères, grandie dans les quartiers de Nouméa, attirée notamment par la discipline et les codes de la breakdance. Il est cependant rare de trouver des textes aussi percutants et incisifs, rendant grâce à la fonction contestataire des débuts du rap, que le morceau Désaccords Communs interprété par le duo Nasty & Reza.

 

 

Le « Grand Nouméa » (la capitale et ses communes voisines Mont-Dore, Dumbéa, Païta) figure un grand melting-pot où se brassent notamment des communautés originaires du Tout-Pacifique et du continent asiatique.

Les Wallisiens et Futuniens ont commencé à venir au moment du boom du nickel dans les années 70. Ils sont désormais plus nombreux sur leur archipel d’adoption que dans le Fenua. Ils ont apporté dans leur bagage musical des danses et chants traditionnels très scandés comme le soamako, à l’origine guerrier et aujourd’hui jubilatoire. Une ambassadrice comme Tyssia, plutôt habituée à chanter en français, interprète ici en langue faka’uvea (Wallis) avec une grande sensibilité Tagi Tagi (« mes pleurs »), accompagnée du groupe Gayulaz de Lifou.

 

 

Emanation musicale de l’association indonésienne de Nouvelle-Calédonie, le groupe Angklung Vibrations a récemment redécouvert les sonorités traditionnelles du bambou. Des musiciens sont partis plusieurs fois en stage sur l’île de Java, auprès de maîtres percussionnistes de l’Angklung, en même temps qu’ils renouaient avec un passé longtemps occulté. Le titre Sanggupkah Kita (« Sommes-nous capables ») rencontre le phrasé tranquille du jeune slameur Simane Wenethem. Ce morceau, au cours duquel se succèdent couplets en drehu, bahasa indonesia et français, sonne comme le symbole réussi du dialogue entre des cultures qui n’ont pas fini de concilier la renaissance des racines avec l’appel de la pirogue.

 

Sylvain Derne

Sylvain Derne

 

J'ai grandi dans le village de Païta, à la périphérie de Nouméa, où je me suis – un peu – ennuyé et j'ai – beaucoup – écouté de musiques très différentes, qui me raccordaient au reste du Monde... Après des études en journalisme entre Montpellier et Paris, j'ai enchaîné des expériences entre écriture (participation à l'ouvrage Kaneka, musique en mouvement sous la direction de François Bensignor, ou au documentaire Imulal du réalisateur Nunë Luepak) et radio. J'ai ainsi produit et animé en 2014 l'émission hebdomadaire Décalage Horaire, enregistrée dans toute la France à la rencontre de la « diaspora » calédonienne dans sa diversité, et diffusée dans l'archipel à 20 000 kilomètres. Après deux ans au Canada, à travailler et voyager entre Colombie-Britannique et Québec avec ma compagne, nous sommes de retour depuis début 2018 en Nouvelle-Calédonie. J'y travaille comme journaliste et je m'y apprête à publier un premier roman en septembre 2019.

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