Au début des années 2000, le Nigeria entamait une décennie de renaissance culturelle qui aboutira à la reconnaissance internationale de sa Naija Pop et ses paroles en Pidgin English. Flashback.
Mad Melon & Mountain Black - Danfo Driver
We we wooo oo
La lagbado ooo
No no no no oo
I am standing by your window
I de knock on your door, I no de jisoro
I am a danfo driver, suo
Sebi you be danfo driver, suo
Ha, Na danfo driver, suo
Now mountain blaq you singing
Anytime you earn money
You chill enjoyment downtown o
Alaba suru o, orege mile 2 o
Entre 2003 et 2005, on ne pouvait y échapper à Lagos, la capitale économique du Nigeria. Du trafic un vendredi soir de « week-end hold up » sur le Third Mainland Bridge aux étals à CD du marché de Nasamu en passant par les gargotes à poisson braisé de Bar Beach, partout, Danfo Driver : 5’19 sur une rythmique de dancehall dégingandé, le Galala, la signature sonore du quartier populaire d’Ajegunle.
Les interprètes de Danfo Driver, Mario Oghene et Jimoh Olotu, alias Mad Melon et Mountain Black, savaient ce dont ils parlaient. Ils avaient eux-mêmes connu l’âpre et ingrat labeur des coxers embarqués à bord des molues, ces emblématiques Volkswagen T2 jaunes de la mégapole nigériane. Le duo aux yeux bistrés derrière ce sing along aux inflexions plaintives avait travaillé sur le dur du bitume à nids de poule de Mile 2. Pour rajouter dans la street credibility, les jeunes gens débarquaient tels deux petits lutins, avec des lampes à huile d’Ajegunle, le territoire du fantasque Ghetto Soldier Daddy Showkey et des mauvais garçons de la scène Galala tel qu’African China.
Daddy Showkey - Fire
African China - Crisis
P.A.S.S : Pains and Stress = Sucess : Comme un célèbre acronyme popularisé par leur camarade de l’époque, Eedris Abdulkareem (parti mener une carrière solo après The Remedies et toujours actif), les Danfo Drivers avaient souffert et stressé avant de finalement percer. Une détermination et une rage de vivre qui répondait parfaitement aux aspirations d’une large partie de la jeunesse nigériane. Née au début des années 80, elle cherchait à oublier le plus vite possible deux décennies de dictature militaire qui avait mis son pays sur les genoux et forcé en particulier les Majors de l’industrie de la musique à l’abandonner à son triste sort.
Eedris Abdulkareem ft. Mr Raw, Madarocka Chi - Jaga Jaga Reloaded
Signé par le producteur Desmond Okenwa sur son label Cornerstone, piraté à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, le duo des Danfo Drivers, auteur de trois albums, fût une comète annonçant un nouveau monde musical dans le ciel plombé de la capitale économique de l’Afrique de l’Ouest : celui de l’avènement de la pop en Pidgin English, la Naija Pop, marchant en sneakers sur les platebande de la culture classique yoruba-Juju et Fuji, en fusionnant les emprunts hip hop, ragga, dancehall et R&B au Pidgin English et aux influences régionales du pays aux plus de 1000 ethnies.
Jusqu’alors, même si Fela l’employait - ce qui expliquait aussi sa popularité auprès des masses nigérianes - cette lingua franca demeurait celle de la rue et de ses déclassés, area boys ( mauvais garçons), okadas (taxi-moto) et vendeurs de globes terrestres et de chargeurs de téléphones s’immisçant dans les bouchons. Pas question pour la vieille dame de la NTA, la radio télévision publique nigériane, de diffuser la musique des thugs. Mais c’était sans compter sur l’émergence, avec la Democrazy, d’une nouvelle vague de radios privées nigérianes telles que Ray Power, des programmateurs affranchis des conventions culturelles, tels que le producteur et DJ Patrick Imohiosen (alias DJ Neptune) et l’influence économique grandissante des diasporas d’outre manche et d’outre atlantique.
DJ Neptune, Joeboy & Mr Eazi - Nobody
En 2006, Danfo Driver devint ainsi le premier morceau nigérian à être repris sur la B.O. d’une production afro-américaine incluant un acteur nigérian, le très oubliable Phat Girlz. Pendant ce temps, au pays, le Pidgin English de ces deux jeunes hommes avait pris l’ascenseur social, avec la musique et Nollywood, pour finir par s’imposer dans les oreilles, sur les écrans et le parler des enfants de la classe moyenne nigériane, d’Afrique anglophone, puis du reste du monde.
A l’entrée des années 2010, le Nigéria venait de vivre une fulgurante décennie de renaissance culturelle, donnant naissance, dans la musique, à un écosystème professionnalisé et rebranché avec les majors de l’industrie et les nouveaux relais de la diaspora. Les mangues de la Naija Pop, juteuses et parfumées de Pidgin English, étaient mures pour tomber.
D’Banj - Oliver Twist
L’histoire se rappellera qu’il y a dix ans, en mai 2012, Oliver Twist de D’Banj et son name dropping d’actrices Nollywoodiennes devenait la première chanson nigériane a percer au sommet des charts britanniques, permettant à l’artiste d’être signé par Good Music, le label de Kanye West. Pour l’anecdote, le chaperon de D’Banj, le nigérian Michael Collins Arejeh, aka Don Jazzy, fondateur de Mavin Records, avait grandi, lui aussi, sur Ajegunle avant de devenir l’un des producteurs les plus célébrés du pays, comme ici, aux côtés de Burna Boy sur son morceau Question.
Burna Boy - Question ft. Don Jazzy
Depuis, les Majors sont revenus au Nigeria. Un américano-nigerian, Tunji Balogun, dirige le label états-unien Def Jam. Lagos recense une dizaine de labels nigérians d’importance, courtisés et franchisés par les multinationales occidentales. Pour sa fête de Noël, Tony Elumelu, banquier, milliardaire et ambassadeur de l’afro-capitalisme, se paie les services de Burna Boy, Davido et Wizzkid.
Le service de streaming chinois Boomplay, premier opérateur dans le pays, assure la promo de la dream team de la Naija Pop et de ses héritier.e.s Lojay, Ayra Starr, CKay, Ruger… Les featurings sont désormais aussi nombreux que les invités conviés à un mariage. Et les influences, aussi diverses que les endroits où vit la diaspora nigériane, la plus importante du monde : du reggaeton à l’Amapiano.
CKay - Love Nwantiti (ft. ElGrandeToto)
Mais que seraient Ojuelegba de Wizkid, Soke de Burna Boy ou Jogodo de Tekno sans le Galala d’Ajegunle et la tchatche de Mountain Black et Mad Melon ?
Wizkid - Ojuelegba
Burnaboy - Soke
Tekno - Jogodo
Mad Melon & Mountain Black - KPOLONGO.DAT
Le Nigeria n’avait en fait pas oublié. Mais jusqu’au tournant des années 2020, il n’avait vraiment pas eu le temps de s’en rappeler. Nation de capitalisme sauvage, le pays fonçait, droit devant, sans se poser de question. En 2000, quand la scène d’Ajegunle régnait sur Lagos, le pays recensait 122 millions d’habitants. Aujourd’hui, il en compte 90 millions de plus.
Le décès, en septembre 2019, de Mad Melon, aura été l’occasion pour la presse nationale de se livrer à une courte pause éditoriale et de mener une petite séance d’introspection. « La Naija Pop n’a cessé de multiplier les emprunts musicaux et de copier les clichés du parler de rue popularisé par les Danfo Drivers », soulignait alors un lecteur du quotidien This Day : « Ils n’ont peut-être pas révolutionné notre musique, mais ils ont inspiré son développement et le succès international qu’elle connait aujourd’hui. Il est temps d’accorder à la scène Galala d’Ajegunle et ses Danfo Driver toute la place qu’ils méritent au panthéon de la musique nigériane de ce XXI ème siècle. »