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Lauryn Hill - MTV Unplugged 2.0
Lauryn Hill - MTV Unplugged 2.0

« Mystery Of Iniquity » (« Le Mystère de l’Iniquité ») de Lauryn Hill

Ce texte de Tao Leigh Goffe est paru en novembre-décembre 2021 dans le numéro 38 de The Funambulist : « Music and the Revolution ». #AuxSons l’a traduit en français et publié dans le cadre d’un partenariat média. 

L’album live MTV Unplugged 2.0 de Lauryn Hill, sorti en 1998, est un projet de révolution. Deuxième album parfait qui n’a jamais été, la critique politique de Lauryn Hill est aussi prémonitoire que poétique. Elle fustige les « bienfaiteurs de Babylone » dans ce qui pourrait aujourd’hui être décrit comme un appel à l’abolition, non seulement du « système de justice pénale », mais aussi de toutes les guerres impies. Elle dénonce le commandant en chef comme le « fils de la perdition ». Elle déploie une cascade de métaphores juridiques, rappant sa critique du lynchage moderne. Hill demande : « Qu’attendons-nous du système conçu pour les élus ? »

Lauryn Hill - Mystery of Iniquity

 

La chanson The Mystery of Iniquity est aussi contemporaine qu’elle est sans fard. Inachevée, la chanson incarne un certain ensemble de luttes contre l’injustice que l’on peut définir comme « black politics » ou la tonalité de l’expérience de vie diasporique noire. Lauryn Hills nous donne un projet de révolution. Le pouvoir de cette chanson m’a été rappelé lors du dernier concert auquel j’ai assisté, et auquel je n’assisterai peut-être jamais en personne : Ms. Lauryn Hill s’est produite à Old Westbury, dans l’État de New York, le 15 février 2020. Juste avant la fermeture des frontières, imposée par le président Donald Trump aux États-Unis, ce concert a été une expérience religieuse pour moi, bien que je sois athée, car la musique est mon rituel sacré. Je ne savais pas si elle serait à l’heure, mais cela n’avait pas d’importance car je savais qu’elle avait toujours été à l’heure. Accompagnée d’un groupe complet, elle est finalement apparue toute de blanc vêtue. Perfectionniste et show woman, Lauryn Hill a consciencieusement interprété les chansons d’il y a plus de dix ans qui l’ont fait vivre et qui nous ont fait vivre, nous, son public.

Tiré d’un album qui n’a jamais vraiment existé, The Mystery of Iniquity a continué à se répercuter sur moi dans les mois qui ont suivi, lors des manifestations de l’été 2020 à New York, où j’habite. J’ai réentendu la prophétie dans l’écho des chants mondiaux pour la vie des Noirs, au milieu des incendies et des pillages, alors que la pandémie du coronavirus faisait rage. Le vers « Mafia with diplomas keeping us in a coma / Trying to own a piece of the American corona » (« la mafia aux diplômes qui nous maintient dans le coma / Essayer de posséder un morceau de la couronne américaine ») a pris un nouveau pouvoir prophétique.

En tant que professeure d’études noires, j’ai longtemps réfléchi à la distance qui sépare les délires et les conspirations du coin de la rue, des écrits des universitaires noirs qui se sont vu refuser la titularisation. Chez Lauryn Hill, j’entends les Révélations et les Rastafari. J’entends Haïti. J’entends Boukman. J’entends la Jamaïque. J’entends l’ébauche d’une révolution noire. Des Fugees aux Marleys, Lauryn Hill a embrassé et a été embrassée par une tradition afro-caribéenne radicale de la poétique noire. Elle a trouvé sa voix dans la dépossession, de manière similaire à la réalisation qu’être caribéen, c’est comprendre intimement la façon dont le réfugié est amputé de son refuge racine. Adjacente à une poétique de la diaspora caribéenne constamment aux prises avec ce que signifie être « le misérable de la terre », Lauryn Hill incarne l’appel et la réponse de la diaspora noire (Ndlr. Le « call-and-response » est une structure musicale composée en « appel-réponse » : une succession de deux phrases musicales, la deuxième étant un commentaire ou une réponse à la première. Cette structure en « appel-réponse » est notamment présente sous des formes variées dans les musiques des diasporas africaines sur tout le continent américain).

Dans sa vulnérabilité frustrée et provocante, j’entends l’avenir prophétisé dans les écrits féministes noirs d’Audre Lorde. La philosophie poétique diasporique noire de Lauryn Hill est une ébauche inachevée de révolution, un manuscrit circulant publié mais non publié, comme la métamorphose noire de la philosophe Sylvia Wynter. Lauryn Hill, comme Wynter, comprend la pratique de la citation, de l’amour et du vol qui consiste à s’approprier les penseurs et les artistes noirs. Le prix à payer pour penser tout haut, doit-on s’étonner que ses accords et ses mots aient trouvé un écho chez Kanye West en 2004 ? All Falls Down prolonge la prophétie de Lauryn Hill, un projet inachevé. Exprimant une autre relation contrariée avec le savoir officiel et les diplômes, la chanson issue de l’album The College Dropout de Kanye West est chantée par Syleena Johnson. L’absence de Lauryn Hill sur le morceau de Kanye correspond à son refus d’être samplée à ce moment-là. Sur le dernier album de Kayne West, Donda, on retrouve un sample de Lauryn Hill dans la chanson Believe What I Say, mais cette fois-ci selon ses propres termes.

Lauryn Hill - Doo-Wop (That Thing) 

Kanye West - Believe What I Say 

 

« It All Falls Down » : Tout s’écroule. Les féministes noires savent que l’apocalypse a commencé avec le vol du premier corps africain, le vol des terres indigènes, la suppression de la volonté motrice. Ce que la critique culturelle Saidiya Hartman appelle « le complot de sa perte » est le point de départ de l’apocalypse. Il a commencé par ce que la théoricienne Hortense Spillers appelle « une séquence de sang ». L’écrivaine anishinaabe (Ndlr. peuple autochtone d’Amérique du Nord) Grace Dillon a écrit sur les multiples lignes temporelles de l’apocalypse qui résonnent en elle comme les semblables des Noirs et des Autochtones dans la science-fiction caribéenne de Nalo Hopkinson. Pour les femmes racisées, l’intersectionnalité c’est ne pas avoir le choix de ne pas savoir que l’apocalypse, c’est maintenant. La seule voix dissidente contre la guerre en Afghanistan, une femme noire, la députée Barbara Lee, le savait après le 11 septembre parce qu’elle sait ce que signifie le deuil.

Pour moi, aujourd’hui plus que jamais, la musique est une catharsis. Lauryn Hill est la parolière, la chanteuse soul, la MC, l’oracle, la réfugiée, la philosophe. Son appel et sa réponse sont une ébauche de ce que la révolution devrait être, conflictuelle, contradictoire et surtout inachevée.

 

Ce texte de Tao Leigh Goffe est paru en novembre-décembre 2021 dans le numéro 38 de The Funambulist : « Music and the Revolution ». #AuxSons l’a traduit en français et publié dans le cadre d’un partenariat média. 

 

Tao Leigh Goffe

Tao Leigh Goffe
Tao Leigh Goffe

 

Tao Leigh Goffe est auteure, DJ et professeure adjointe de théorie littéraire et d'histoire culturelle à l'université de Cornell. Elle est directrice de l'Afro-Asia Group, un consortium consultatif dont la mission est de concevoir et d'imaginer les liens entre les diasporas africaines et asiatiques pour l'avenir. Les écrits de Tao ont été publiés dans Boston Review, Public Books et Women & Performance.

Ce texte de Tao Leigh Goffe est paru en novembre-décembre 2021 dans le numéro 38 de The Funambulist : « Music and the Revolution ». #AuxSons l’a traduit en français et publié dans le cadre d’un partenariat média. 

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