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L’initiative Syria Music Map (خارطة سوريا الموسيقية) — derrière laquelle se trouve entre autres le oudiste aleppin installé en France Fawaz Baker — cartographie le pays dans toute sa diversité humaine et par extension musicale.
L’initiative Syria Music Map (خارطة سوريا الموسيقية) — derrière laquelle se trouve entre autres le oudiste aleppin installé en France Fawaz Baker — cartographie le pays dans toute sa diversité humaine et par extension musicale. - tous droits réservés

Musiques populaires syriennes, des mariages aux cabarets

Poids lourd historique et culturel du monde arabe, la Syrie a paradoxalement produit peu de musiciens internationalement connus : en cause, une industrie musicale locale faiblement développée et une proximité géographique et linguistique avec le Liban, plus riche en opportunités professionnelles pour les artistes. Les quelques stars syriennes sont associées à la riche tradition musicale aleppine religieuse et profane (Sami Al-Shawa, Sabah Fakhri, Hassan Hafar, Sabri Moudallal, Omar Al Batsch) ou se sont fondues dans le moule d’un genre standard qu’elles ont contribué à développer (de Faiza Ahmed, Asmahan et Farid El Atrache à Mayada El Hennawy et Asala en passant par George Wassouf et Nour Mehanna), à Beyrouth et au Caire. Si les années 2000 ont été celles de timides exports comme Kolna Sawa كلنا سوا et surtout la chanteuse de jazz Lena Chamamyan, la révolution de 2011 et la guerre qui s’en est ensuivi ont mis un coup d’arrêt au mouvement amorcé. Depuis, de nombreux artistes ont pris le chemin de l’exil ou s’en sont allés à la recherche de meilleures opportunités à l’étranger, en Europe, en Amérique du Nord, en Turquie ou dans d’autres villes du Moyen-Orient arabe, comme Dubai.

Il est d’autres traditions musicales qui demeurent néanmoins. Celles perpétuées de manière organique et loin des initiatives officielles par un répertoire que le grand public fait vivre, s’approprie, transmet d’une génération à l’autre et peut se permettre de voir jouer en live en en invitant les interprètes à se produire lors des mariages et autres festivités. Des traditions qui puisent à la fois dans un creuset culturel régional tout en demeurant, par la subtilité des mélanges opérées, typiquement locales. Des traditions qui, comme elles se jouent des influences, ont dépassé leurs origines purement campagnardes pour, exode rural et urbanisation aidant, conquérir villes et territoires au-delà de leur terroir d’origine.

Dans la région de la Jezireh, devenue « île » comme son nom l’indique par le Tigre et l’Euphrate qui la bordent de chaque côté, la musique traditionnelle rurale a la particularité de mêler emprunts bédouins, turcs, kurdes, assyriens, chaldéens, arméniens et yézidis, dont des artistes comme Ibrahim Keivo ابراهيم كيفو se sont fait les chantres. Ces confins Nord-Est du pays qui se perdent entre Irak et Turquie ont été éponymes dans les années 2010 de Omar Souleyman, chanteur de mariage qui a fait le bonheur des festivals électro occidentaux autant pour ses rythmes frénétiques marqués par le synthétiseur et le saz électrique que pour son look. L’album solo du chef d’orchestre de cette diabolique machine à danser, Rizan Saïd, est sorti en France en 2018. Plus à l’Ouest, le mardelli (ou musique mahlamieh) se moque lui aussi des frontières : originaire de la région de Mardin, en Turquie, il en conserve l’identité musicale mais se chante en arabe. La preuve avec Rachid Moussa رشيد موسى (vidéos ci-dessous extraite d’un mariage dans les années 1970, et plus récente), Fadi Karat فادي كارات ou encore Murad Karam مراد كرم.

Rashid Moussa - Hal Bint Wul Walad Kibru

 

La précarité économique additionnée à une non-reconnaissance culturelle et linguistique ainsi qu’à l’existence de réseaux de solidarité familiale transnationaux ont favorisé l’émigration de nombreux individus issus des communautés non-arabophones de Syrie, qui ont trouvé dans l’éloignement de meilleures conditions d’existence en tant que chanteurs. En témoignent les carrières de deux natifs de Qamishli, Ciwan Haco (Berlin) qui oscille entre chanson engagée kurde et expérimentations occidentales depuis la fin des années 1970 et Ninib Lahdo (Suède), qui a contribué au développement d’une musique commerciale populaire assyrienne. Assyrien lui aussi, et originaire de Hassaké, Elias Karam s’exprime en arabe dans un genre très proche des musiques populaires rurales du Levant en général. Son mawwal « Ma’oud », enregistré en live, emmène le public dans l’exaltation la plus totale.

Ciwan Haco - Behra Wanê

Elias Karam - Hobb Mich Ma’louf

 

Au sud du pays, dans le Hauran, la proximité avec la Palestine, la Jordanie et le Liban voisins se fait sentir, ainsi que l’illustre ce morceau qui fait la part belle aux sonorités des instruments à anche double — véritables instruments comme le mejwez et le mizmar/zorna ou de synthétiseurs.

Platinum Band Germany - Mijwez

 

Des synthétiseurs omniprésents également sur les villes de la côte méditerranéenne de Lattaquié à Tartous qui attirent un tourisme balnéaire faisant fleurir les cabarets où les stars se nomment Fadi Younes فادي يونس et Hazem Al Sadeer حازم الصدير pour le chant ou encore Talal Da’our طلال الداعور aux claviers. S’y mêlent répertoire montagneux du Jabal Al Alaoui et des régions bédouines, tel que montre le chanteur Fadi Moussa فادي موسى qui interprète une ‘ataba en solo ou un duo avec son acolyte Nermine lbrahim نيرمين ابراهيم. Une présence féminine relativement discrète néanmoins incarnée par des artistes plus connues comme Saria Al Sawas سارية السواس. Certains disent qu’elle est née à Homs, comme un autre grand musicien populaire, le joueur de bouzouk Amir Mohammed Abdelkrim ; dans la culture collective populaire elle est associée à la communauté des Doms, peuple initialement nomade originaire d’Inde, à l’image des Roms en Europe, qui assurent traditionnellement un rôle de divertissement musical populaire.

Sarya Al Sawas - Bs Esma’a Meny

 

De part leur ancrage populaire unique, les musiques traditionnelles rurales ont été utilisées — en changeant les paroles des chansons — à des fins politiques à la fois par les soutiens du régime et par les manifestants. Ce dernier point est le sujet du premier album de Wael Alkak paru en 2019. Installé en Europe depuis dix ans, Wael Alkak continue de travailler sur les musiques traditionnelles rurales de sa Syrie natale et réussit, comme peu d’autres à réinterpréter ce qui fait la transe et la puissance de ces lents morceaux immémoriaux à danser. Pour aller plus loin l’initiative Syria Music Map (خارطة سوريا الموسيقية) — derrière laquelle se trouve entre autres le oudiste aleppin installé en France Fawaz Baker — cartographie le pays dans toute sa diversité humaine et par extension musicale.

 

 

Coline Houssais

© UAP 2018

Née en 1987 en Bretagne, Coline Houssais est une chercheuse, commissaire, journaliste et traductrice indépendante spécialisée sur la musique des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ainsi que sur l’histoire culturelle de l’immigration arabe et berbère en Europe. Elle enseigne ces deux sujets à Sciences Po, dont elle est par ailleurs diplômée, et contribue régulièrement à de nombreux médias. Auteure de « Musiques du monde arabe - une anthologie en 100 artistes » (Le Mot et le Reste, 2020), elle a créé et produit “Les Rossignols de Bagdad”, une performance vidéo, musique & texte autour de l’âge d’or de la musique irakienne et de la mémoire oubliée des musiciens juifs irakiens

Fellow de la Fondation Camargo pour l’année 2020, Coline est également la récipiendaire du programme de résidence IMéRA-MUCEM pour « Ceci n’est pas un voile », une réflexion  visuelle mêlant images d’archives et portraits contemporains autour de l’histoire du couvre-chef féminin en France et de ses perceptions.

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