Étrange paradoxe musical que celui de la Palestine, bien plus connue à travers les étrangers qui l’ont chantée que par le biais des artistes qui y sont nés ou en sont originaires. En cause, l’occupation israélienne évidemment qui met à mal l’industrie musicale palestinienne depuis 1948, mais aussi l’internationalisation de la cause palestinienne qui devient un symbole de lutte dans le monde arabe et au-delà, sans oublier une instrumentalisation de la musique par les différents mouvements politiques en exil. Pourtant, derrière les chansons de Fayrouz (Al Quds Al Atiqa/La Vieille Ville De Jérusalem, Zahrat Al Mada’in/La Fleur Des Villes), Marcel Khalifé (Jawaz Safar/Passeport, Oummi/Ma Mère, adaptations de poèmes de Mahmoud Darwich), Julia Boutros (Wein al Malayin ?/Où Sont Les Millions ?) ou encore Ahmed Kaabour au Liban (Ounakidoum/Je Vous Appelle, sur un texte de Tewfik Ziad), Farid El-Atrache, Oum Kalthoum, Abdelhalim Hafez et Cheikh Imam en Égypte ou encore Nass El Ghiwane au Maroc (Chabra w Chatila/Chabra et Chatila), la musique palestinienne n’a cessé d’exister.
Né à Naplouse (1923-1998), le chanteur et oudiste Rawhi Al Khammash روحي الخماش est emblématique de la scène musicale palestinienne d’avant 1948, structurée autour d’une élite urbaine éduquée qui nourrit une vie culturelle foisonnante, pleinement intégrée aux circuits de production et de diffusion du Proche-Orient : les musiciens palestiniens louent aussi naturellement leurs services dans les orchestres et stations de radio libanaises que les artistes des pays limitrophes viennent se produire en Palestine, lors de tournées ou employés par Radio Proche-Orient qui émet de Jérusalem. La Nakba, ou l’exode massif des Palestiniens chassés de leurs terres suite à la création de l’État d’Israël, porte un coup fatal à ce mode de vie qui fait fi des frontières. et repéré très jeune par le violoniste syrien Sami Shawwa, Rawhi Al Khammash — compositeur prolifique encore joué aujourd’hui — co-fonde Radio Jérusalem avant d’être contraint à l’exil à Bagdad où il contribuera à la préservation de la musique irakienne. Une partie de sa discographie a été rééditée il y a 10 ans par l’institut Nawa (Ramallah).
Les arabophones trouveront sur Youtube un entretien télévisé où ce dernier revient sur sa vie et sa carrière.
Les projets de réédition sont en effet essentiels pour perpétuer la mémoire d’une époque étouffée par l’occupation. Dernier en date, le projet Majazz, fondé par Mo’min Swaitat, comédien et activiste culturel né à Jénine et formé au Freedom Theatre de Juliano Mer Khamis. Entré récemment en possession de milliers de cassettes audio rarement sorties du pays, il redonne voix à des répertoires oubliés ou peu connus comme les chansons de fêtes et de mariage bédouines, jugées par les tenants de la doxa trop populaires ou pas assez « typiquement palestiniennes ». En témoigne l’album intitulé Palestinian Bedouin Tape Archive et enregistré par Mahmoud et Atef Swaitat, parents éloignés de Mo’min.
Hussein Sweiti
Si la musique palestinienne n’évoque pas systématiquement le thème de l’exil, il est évidemment impossible d’occulter la situation à laquelle sont soumis les Palestiniens depuis 1948. Majazz a ainsi réédité en 2022 l’album de Riad Awwad رياض عواد Intifada paru en 1987, année du premier soulèvement majeur dans la bande de Gaza et en Cisjordanie depuis la guerre des Six Jours. Ainsi que From Ansar to Ashklan de George Kirghiz (1985) dédié aux prisonniers palestiniens enfermés dans les geôles israéliennes. Un sujet malheureusement toujours d’actualité.
Riad Awwad - I’m From Jerusalem
Si l’occupation entrave l’importation de certains produits et la libre-circulation des artistes, la musique palestinienne n’est néanmoins pas coupée du monde et s’inspire de ce qui se fait ailleurs, à l’instar dans les années 1970 du groupe Al-Bara’em البراعم ou de ses successeurs Al-Fajr qui oscille entre folk et chanson traditionnelle. Mais ce sont surtout la regrettée Rim Banna ou encore Sabreen, groupe fondé à Jérusalem par Saïd Murad, qui sont associés à la fusion entre textes poétiques et engagés et influences musicales multiples. Alors que Sabreen est aujourd’hui essentiellement une association pour le développement artistique, son ancienne chanteuse, la oudiste Kamilya Jubran, effectue une carrière en France, tout comme le célèbre Trio Joubran, davantage perçu comme les ambassadeurs de la musique palestinienne à l’étranger.
Al-Bara’em - Pluie et Tonnerre
Al-Fajr - Hilalaliya
Ministry of Dubkeh (avec Walaa Sbait, du groupe 47Soul qui vient de sortir une chanson dédiée à la journaliste Shireen Abu Akleh assassinée le 11 mai dernier), Ramallah Underground (Stormtrap), DAM, Muqata’a… les années 2000 et la seconde Intifada voient le développement et la diffusion à l’étranger — grâce à internet — de groupes de rap et de hip hop inspirés des États-Unis qui font des ravages de l’occupation leur thème principal. Signe des temps, les chansons portent aujourd’hui également sur la corruption et la complaisance des dirigeants palestiniens ainsi que sur l’inaction de la communauté internationale, tandis que des sonorités plus traditionnelles font leur apparition.
Ramallah Underground - Nateejeh Bala Shughol
Dam - Milliardat
Moins politiques par l’absence en générale de paroles mais tout aussi engagés par l’existence même d’une scène musicale palestinienne qu’ils représentent, les artistes électro ne sont pas en reste, entre techno (avec le collectif Jazar Crew) et mise en valeur du patrimoine musical local (collectif Electrosteen créé en 2019 autour de Rashid Abdelhamid Sarouna, Sama Adbulhadi, Jalmud, Alnather, Muqataa, Nasser Halahlih, Bruno Cruz et Walaa Sbait). Une tendance globale qui, dans les pas de Omar Souleyman ou Acid Arab, fait des émules chez Zenobia.
Sama” Abdulhadi - Boiler Room Palestine
Sama” Abdulhadi - 7ajee