Estonie, Lettonie et Lituanie, trois pays que la mappemonde rapproche. Mais au-delà des frontières et d’une libération soviétique commune, quelles sont les musiques qui fédèrent ou distinguent ces trois territoires ?
Épisode 1 : Des rites mystiques païens au mouvement post-folk
Cosmogonies et revival folk
Le répertoire oral des traditions populaires baltes fut découvert au cours du 19ème siècle (dès le 17ème en Lettonie) et collecté par les prêtres et hommes de science. Mais, il faudra attendre les années 1960 voire1980 (en Lettonie) pour que la société s’y intéresse de nouveau. D’un côté, héritage issu de chroniques historiques, enquêtes de terrain et enregistrements dans les villages reculés, de l’autre, pure reconstruction idéologique du régime soviétique et instrument de contrôle, le folklore divise. Ainsi, depuis cinquante ans, l’ensemble folkdance Lietuva diffuse sur les scènes du monde une version kitsch, spectaculaire et figée du folkore lituanien (costumes, tempos rapides,).Or, avant l’occupation, l’envoi de l’intelligentsia en Sibérie et la propagande « fakelore » ou « folkish » relayée par les shows à la TV (musikos kapela ), toutes les familles étaient habituées à jouer, apprendre aux enfants différents instruments, danser, chanter, à l’occasion de fêtes ou lors des longues soirées d’hiver.
Pratiqué par des ensembles amateurs ou relayé, au sein d’une contre-culture, dans des cultural houses, camps ou festivals ritualisés (festival interbaltique Baltica ou Viljandi Folk Festival, le plus grand festival des pays baltes), un folklore plus « authentique » a su maintenir sa place - renforcé par des institutions telles que la Viljandi Culture Academy en Estonie.
La Lituanie fut le dernier pays, en Europe, à être converti au christianisme (1387) et, encore aujourd’hui, le culte néo-païen Romuva (sanctuaire) exerce une vive influence dans le pays. La célébration des cycles organiques de la vie (naissance, mariage, mort) rattachée à celle des saisons et activités calendaires (solstices, équinoxes, transhumance, moisson, récolte du miel…) justifie ces chants. Les chants collectifs, majoritairement chantés par des femmes, pouvaient être pratiqués dans le foyer -pendant des activités manuelles : couture, tissage de la laine- lors de rites de passage sous la forme de jeux - pour se mettre en couple, se moquer de la famille du marié ou accompagner le défunt - ou encore lors de l’exultation du carnaval au solstice d’hiver où changer d’apparence revenait à répéter le chaos de la création du monde.
Inscrites au PCI de l’UNESCO en 2010, les polyphonies rituelles féminines sutartines du nord de la Lituanie ont des airs de transe tacite avec leur récitation syncopée, atonalité, choeur antiphonique et mélodies sans ornementation. Et pourtant, l’ethnomusicologue Daiva Vyciniene et son ensemble Trys Keturiose ont relevé le défi de faire de ce chant sacré séculaire un spectacle ; pour preuve la création Ancestors avec le violoniste Abraham Brody présentée au Barbican Centre. Au-delà de ces scènes prestigieuses, l’ensemble se produit dans des églises, fermes et usines. Les chanteuses déambulent alors dans l’espace afin de gommer la frontière, traditionnellement inexistante, avec le public, et accordent une place à l’improvisation.
Veronika Povilioniene a, elle, contribué à faire connaître la beauté hypnotisante des chants monodiques a capella de Dzukija au sud de la Lituanie, région la plus riche en story-telling - dont l’ancien nom Dainava vient du mot daina (chant).
Les célébrations calendaires se retrouvent également dans les chants runiques estoniens ou les rites solaires (ligotnes) de Lettonie. La course du soleil - sous les traits d’une femme - symbolisait celle de la vie humaine. Au-delà de la narration des jeux amoureux des dieux, ces chants propitiatoires s’assuraient avant tout d’attirer les faveurs célestes quant à la fertilité des terres ou la fécondité d’un mariage.
Rasa - Ziedi rudzı sam ?
Les cithares du neo-folk
Malgré leurs différences de facture, le kankles, le kokles (littéralement « arbre chantant ») et le kannel, considérés respectivement comme les plus vieux instruments à cordes de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie, étaient tous trois supposés protéger les musiciens, leurs maisons et leurs familles de la mort, de la maladie et des accidents. La croyance indiquait que du kankles, fabriqué en forme de bateau, sortait le plus beau son lorsque la mort d’une personne survenait. À l’origine, réservés aux hommes tout comme le byrbine ou la vielle à roue, ils sont aujourd’hui réinvestis par les femmes : en Lettonie Laima Jansone ; en Lituanie Kristina Kupryte et Indre Jurgeleviciute - fondatrice du groupe Merope, ouverte aux horizons à cordes de la kora ou de la mbira - et en Estonie Mari Kalkun et le Duo Ruut - où Ann-Lisett Rebane et Katariina Kivi font le pari de la synchronicité sur un seul kannel.
Sensiblement unis sous la bannière de la vénération de la nature, les pays baltes ont en commun un paysage romantique fait de forêts denses aux longilignes arbres, de dunes de sable, d’îles et isthmes morcelés. De cette harmonie mystérieuse, de cette atmosphère onirique jaillissent des inspirations musicales auréolées de profondeur et de respect.
Jouer, chanter serait ici une manière intime de respirer, d’exorciser une douce mélancolie et de raconter, avec tendresse et sagesse, la vie humaine, ses traces, les reflets de ses évènements. Bon nombre de chants lituaniens, de berceuses, très proches de formes poétiques (notamment de la sobriété des haiku), contiennent des diminutifs ou incantent de douces onomatopées évocatrices : lylio lelijo (lys), ruto/a (l’herbe de grâce, symbole national associé à la virginité - représentée, en Lettonie, par une couronne de perles). Dans l’écoulement tranquille de la rivière, le flocon de neige ou le cheval dans son pré, la magie contemplative est partout. Le chant élégiaque au lyrisme contenu est là pour la révéler en même temps qu’il constitue, selon l’historien des religions païennes Gintaras Beresnevicius, un mantra méditatif permettant d’élever son niveau de conscience : « a stair for gods to climb into your skull and look through your pupils », une manière de se purifier pour mieux se laisser traverser, disparaître au monde et divulguer le message universel du chant. Sons éthérés et mélodies diatoniques créent ainsi une autre temporalité ; sous leurs airs affligés, ils adoucissent la frayeur, le déchirement de l’attente et subliment l’angoisse du vide.
Folk-rock et post-folk
Ceux qui ont permis de sauver les musiques et instruments traditionnels jusqu’au 20ème siècle sont les bergers à l’écoute des oiseaux et de la nature environnante. Aujourd’hui, ces bardes sont remplacés par des poètes songwriters, proches de la ‘freak folk’ américaine, mais chantant les
vicissitudes de l’existence tant dans leur langue nationale : en lituanien pour Domantas Razauskas qu’en dialecte pour Rokas Kaseta. La même subtile élégance est distillée, à la guitare et au piano, par les estoniennes Mari Kalkun et Mari Jurjens ou la célèbre lituanienne Alina Orlova.
Mais le terme post-folk -entendu comme expression libre enracinée dans la tradition- a été créé, en 1993, en Lettonie par le groupe folk rock militant Iļģi -le groupe le plus populaire jusqu’à aujourd’hui dans le pays- et plus particulièrement sa leadeuse Ilga Reizniece, « the folklore queen of Latvia ». C’est également en Lettonie que s’est déroulé le premier festival de post-folk la même année. Cette attitude de liberté expérimentale envers la musique traditionnelle s’est poursuivie avec la création d’ensembles comme le Neautentiško folkloro ansamblis (« ensemble de folklore non authentique ») et le Keisto folkloro ansamblis (« ensemble de folklore étrange »).
En Estonie comme en Lettonie, c’est la cornemuse (« l’instrument de l’enfer » aux yeux de l’église catholique), érigée en symbole de résistance au pouvoir de l’occupant, qui sera particulièrement réinvestie par le mouvement post-folk. L’on pense évidemment aux super stars estoniennes Trad.Attack ! et leur festival Trad.Fest ! mais également à Rotoro qui propulse la cornemuse dans le jazz avant-garde avec le saxophone.
Malgré la fabrication traditionnelle de leurs cornemuses et percussions à partir du bois de chêne, Auli, groupe très populaire en Lettonie, ou le groupe féminin Tautumeitas ont bel et bien inventé et mis en scène le caractère traditionnel de leur performance. Important de noter, en Lituanie, le festival Menuo Juodaragis (La lune à corne noire) - qui se déroule, depuis vingt-cinq ans en pleine nature - qui est à la fois un espace-temps - sacralisé par le rituel d’ouverture de l’ensemble folklorique Kulgrinda- et une plateforme pour des groupes d’avant- garde, néo-folk et folk-rock locaux tels qu’Atalyja, Zalvarinis ou Skyle et étrangers à l’instar des « ethno-chaos performers » ukrainiens Dakha Brakha.
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