Dès lors que l’on parle d’une culture créole, il faut abandonner beaucoup de conceptions et de notions héritées des cultures « verticales ». En Europe, en Afrique, en Asie, on constate que, la plupart du temps, le type physique, le territoire, la langue, le droit, la musique ou la cuisine sont en parfaite cohérence géographique. A contrario, dans le monde créole, les identités naissent d’un imprévisible entrelacs d’héritages.
Un Antillais – c’est-à-dire un natif de l’Amérique – peut avoir une peau noire venue d’Afrique, parler une langue européenne avec son bagage de littérature, de conceptions juridiques et de convictions religieuses, pratiquer une cuisine sous influence asiatique (le riz est omniprésent, l’épice « nationale » de la Guadeloupe s’appelle colombo…) et, chaque jour, entendre tout ce qui passe musicalement aux alentours de son territoire…
D’ailleurs, il est peut-être plus facile à un Antillo-guyanais francophone amateur de musique d’admettre la complexité de son patrimoine qu’à un artiste, plus facilement sujet aux assignations à un genre ou à un style, et souvent convoqué à des exigences de pureté auquel personne ne songe à soumettre le public. Donc, un Antillais assumera volontiers la position de carrefour dans laquelle il se trouve en écoutant de la musique hispanophone (le boléro de Cuba, la salsa d’Amérique centrale, le merengue de République dominicaine), le vaste patrimoine cubain, les musiques dites noires des États-Unis (du jazz au funk et au rap), le reggae né au nord de l’arc antillais et le calypso venu de son sud, la chanson française au sens large (d’Au clair de la lune jusqu’à Aznavour et PNL), toutes les vagues successives de la pop internationale… et évidemment mizik an nou.
Notre musique, mizik an nou, ce sont des musiques questionnées par une double quête : d’une part, celle d’une identité qui distingue ces musiques de celles des autres territoires et, d’autre part, la quête d’une pertinence culturelle et commerciale qui assure le rayonnement de ces trois possessions françaises dans le concert mondialisé des musiques populaires.
Donc les Antillo-guyanais affichent avec fierté leur biguine, leur gwoka, leur bèlè, leur kasékò, leur zouk. Pourtant il ne faut pas oublier qu’ils chantent du dancehall ou Le plus beau de tous les tangos du monde, jouent du jazz ou de la bossa nova, pratiquent le steel band et le kompa avec des couleurs, des parfums et des libertés qui n’appartiennent qu’à eux.
Les terres françaises de la Caraïbe ne sont plus aujourd’hui que la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Mais plusieurs autres territoires furent français (Haïti, Saint-Vincent, la Dominique, Sainte-Lucie…) ou sous une durable emprise culturelle française (Trinidad et Tobago, une partie de Cuba) et on ne sera pas étonné de trouver des proximités flagrantes (notamment l’usage d’un créole à base francophone) dans des formes musicales considérées comme propres à des terres anglophones.
On présente parfois les musiques antillaises sous le seul prisme de la couleur de peau alléguée de ses praticiens. Certaines seraient tout uniment « noires », d’autres plus « mulâtres » ou métisses. Dans un cas comme dans l’autre, c’est ignorer sciemment ce qu’est le creuset des cultures créoles – un cataclysme humain d’une violence effroyable mais d’une fécondité étourdissante.
Car les tentatives européennes pour créer un Nouveau monde en y envoyant des colons, des militaires, des bagnards et toutes sortes de pauvres hères chassés par la misère, l’arbitraire royal, la justice ou les persécutions religieuses, a été une longue litanie d’échecs, de tragédies, de guerres inutiles et de désastres sanitaires, au bout de laquelle des villes, des ports, des comptoirs et même des nations sont construits.
L’asservissement des populations amérindiennes ne fonctionnant pas durablement, le recours au marché des esclaves africains devient massif. Au cours des trois siècles de traite négrière atlantique, suivis par quelques décennies de maintien de l’esclavage dans les colonies d’Amérique malgré le tarissement forcé de la source du « bois d’ébène », des sociétés se sont fondées sur la stricte distinction entre les races. Mais l’opposition entre négriers blancs et esclaves noirs ne suffit pas à décrire la situation de ces îles. Une grammaire extrêmement complexe de relations interraciales et de gradations infiniment subtiles entre humains de métissages et de statut différents va structurer ces sociétés.
Aussi les tambours frappés à main nue et entourés de percussions rudimentaires ne sont pas uniquement des musiques de résistance des esclaves ou de fierté des marrons – les esclaves fugitifs. Il semble même que leur origine soit bien plus complexe, voire paradoxale.
La coupe des arbres étant interdite aux esclaves, aucune facture de tambour en « bois fouillé » n’est possible. En revanche, on tolère l’usage de vieux tonneaux : le nom du gwoka, musique tambourinaire de la Guadeloupe, venant du « gros quart » contenant des salaisons, récupéré pour fabriquer des tambours. Puisqu’il reste dans la mémoire collective plusieurs rythmes liés aux travaux agraires ou de terrassement, et notamment à la coupe de la canne à sucre, il faut admettre que le tambour a aussi été un instrument de l’oppression, destiné à donner la cadence du travail servile.
Après l’abolition de l’esclavage en 1848, ces musiques vont circuler plus librement, notamment dans le petit peuple des campagnes et des faubourgs, élargi brièvement, chaque année, aux foules du carnaval. Gwoka de la Guadeloupe, bèlè de la Martinique et kasékò de la Guyane, chacun avec ses singularités dans l’instrumentarium, la chorégraphie et la sociabilité entourant la musique, partage des points communs décisifs, dont notamment la double fonction de divertissement dansant et d’expression critique.
Le texte est certes volontiers sommaire, mais inclut toujours des chœurs repris – idéalement – par l’assemblée tout entière. Ces musiques évoquent des thèmes sociaux ou moraux : la vie chère, la dureté du travail, l’infidélité d’une femme, les tracas des transports en commun, les avatars du progrès technique, une catastrophe naturelle, la cohue de la ville quand le rural s’y rend…
Lors des conflits sociaux, et notamment des grèves des travailleurs agricoles, ces musiques tambourinaires portent parfois des slogans mais, globalement, il s’agit de musiques politiques de basse intensité dont la pratique peut faire sens avec une grande force. Pour reprendre l’expression créole, il s’agit de mizik a vié nèg – non pas les vieux nègres au sens de l’âge, mais les nègres sales, négligeables, méprisables. Ces musiques seront peu à peu considérées comme le signe – et même l’aveu – d’une exclusion. Les Antillais modernes se doivent de se civiliser, de porter des chaussures ou de chanter en français, et frapper un tambour est un signe d’arriération.
Dans les années 70, le bèlè martiniquais n’est pas loin de mourir et ne survit que sous une forme folklorisée ou, à son état « naturel », dans les terroirs reculés du nord de l’île. Ce sera une victoire symbolique majeure pour le mouvement de réveil culturel guadeloupéen qu’à l’orée des années 80, les tambours pénètrent dans le quotidien de Pointe-à-Pitre et quittent les faubourgs pour s’installer en centre-ville chaque samedi matin.
Ces musiques sont restées d’un usage local, globalement inexportables sous leur forme vernaculaire qui, pourtant, s’est peu à peu imposée au cours des dernières décennies comme une évidence du paysage musical quotidien des terres françaises de la Caraïbe.
Il n’en est pas de même de la biguine qui, très tôt, a été une musique d’exportation massive, phénomène qui mérite d’être souligné puisqu’il concerne un confetti d’empire. En effet, la biguine naît principalement à Saint-Pierre, capitale économique de la Martinique, port d’exportation du rhum et du sucre. Elle est principalement une créolisation de la polka, rythme de danse venu de la métropole qui domine dans les salons des classes aisées et qui passe dans les lieux et les occasions de plaisir des classes populaires dans une ville relativement étroite d’environ 25 000 habitants.
Mais la biguine n’est pas seulement une mutation de la polka. La nouvelle forme incorpore des motifs rythmiques nés sur place, mêlant des débris culturels d’origine africaine (la traite transatlantique a été abolie en 1815) sans doute revivifiés par l’arrivée de travailleurs africains sous contrat après l’abolition de l’esclavage. Dans ses fonctions, elle revêt la polysémie que l’on trouve dans la chanson française, alternant voire cumulant l’aspect récréatif et la gravité du propos. Le fait que la polka soit alors (avec la valse) la forme rythmique dominante dans la chanson commerciale en métropole à l’arrivée du XXe siècle soutient certainement cette variété de fonctions assignées à la biguine.
La biguine chante donc l’amour dans toute la variété du sujet, l’histoire anecdotique et immédiate du corps social (y compris une imposante production de biguines électorales) et, très vite, il va se constituer un intéressant répertoire nostalgique. Car la biguine porte un trait commun au tango, musique créole d’Argentine, et à la chanson française : sa capacité à se chanter elle-même, tout en célébrant le bon vieux temps. Dans le cas de la Martinique, l’anéantissement de Saint-Pierre va évidemment associer la biguine à un mythe du Paradis perdu, sans pour autant priver cette musique de sa pertinence dans l’ici et le maintenant de plusieurs générations.
D’une certaine manière, la biguine sera renforcée dans ses territoires d’origine par sa capacité à s’exporter. L’épopée dans la France des années 1930 du clarinettiste Alexandre Stellio et de la chanteuse Léona Gabriel, et ensuite d’un grand nombre d’artistes plus ou moins longuement expatriés (Sam Castendet, Félix Valvert, Gérard La Viny, Robert Mavounzy, Ernest Léardée, les frères Coppet…) contribuent à la fois à la contagion de beaucoup de formes musicales en Europe et en Amérique du Nord par la biguine, mais aussi à son conservatisme dans la Caraïbe. Musique « drapeau » des Antilles françaises, la biguine évoluera continument entre innovations (invention de la biguine wabap, évolution irrésistible de l’instrumentarium…) et exigence d’immuabilité. Le succès international de la biguine fait beaucoup pour sa préservation locale, manifestement mieux réussie que celle de la mazurka ou du quadrille, formes d’origine européenne spectaculairement créolisées au cours du XIXe siècle.
On pourrait considérer que le zouk, né à Paris à l’orée des années 1980, est une synthèse des musiques de tambour et de la biguine, s’il n’entrait pas dans sa genèse autant d’éléments – le kompa et la kadans d’origine haïtienne, le funk, la salsa ou le rock FM. Produit de laboratoire conçu par Pierre-Édouard Décimus, Jacob Desvarieux et Georges Décimus, trois musiciens guadeloupéens, le zouk utilise un rythme de base venu du carnaval de Pointe-à-Pitre, le mas a sen jan, habillé de couleurs musicales modernes et efficaces puisées dans d’autres genres.
La popularité mondiale de Kassav’ confirmera la pertinence des intuitions des fondateurs du groupe. Porté par la diversité de ses chanteurs, le zouk du groupe guadeloupéo-martiniquais susciter plusieurs générations d’artistes reprenant, diversifiant ou systématisant le genre, tandis que les musiques urbaines d’Afrique sont à leur tour profondément transformées – le premier « voyage de retour » dans l’Histoire, selon l’expression d’un membre de Kassav’.
L’hégémonie du zouk s’érode avec les années 2010, une trentaine d’années de règne absolu cédant devant l’afflux des productions hip hop ou inspirées de la nouvelle pop internationale. Le zouk prend finalement la place qui fut celle de la biguine dans les années 1960-70 – une prééminence culturelle ressentie avec une forte dimension identitaire. Et, de la même manière, les Antilles affermissent la perception de leur propre vérité par l’audience internationale de leur musique. Mais, encore une fois, la condescendance de la métropole à l’égard de ces territoires empêche que ce succès n’apparaisse pleinement comme une victoire culturelle.