Cet article a été commandé par la revue Nectart et est paru en septembre 2019 dans leur 8e numéro.
Notre société destructrice de l’ère anthropocène serait bien inspirée de tirer parti des riches enseignements des peuples premiers, qui n’ont pas rompu les liens entre nature et culture et dont les musiques, en particulier, restent à l’écoute des pulsations de la planète.
A l’heure où d’abrupts défis écologiques menacent la planète il est bon de se souvenir que de nombreux peuples entretiennent avec la nature des rapports responsables. Qu’à ce titre, notre Terre est aussi une mosaïque de paysages sonores et de créations qui s’en inspirent. Et qu’il peut être utile d’interroger les rapports des musiques des peuples et de la biosphère pour montrer en quoi ces musiques, à l’écoute des pulsations de la nature, peuvent être riches d’enseignement. Les musiques du monde sont celles qu’écoutent 80 % des hommes et des femmes de la planète. A travers leurs expressions, rurales ou urbaines, sacrées ou profanes, intimes ou collectives, elles incarnent la fabuleuse diversité des identités culturelles et des imaginaires qui les suscitent.
Bio diversité et diversité des cultures humaines
La préservation de la diversité des cultures humaines est en effet indissociable de la préservation de la biodiversité. Pour ce qui relève de la sauvegarde des diversités culturelles, de nombreuses initiatives ont vu le jour et l’Unesco a fait entériner les fameuses conventions sur le Patrimoine culturel immatériel (PCI). Mais en ce qui concerne la défense de la biodiversité, il y a retard, même si un mouvement de reconnaissance est en cours qui vise à la considérer comme un Patrimoine mondial (Cf. les batailles pour renverser l’échelle des normes juridiques afin de montrer que nous devons nous considérer comme les gardiens de biens communs et non comme des propriétaires). En tout cas, cette double réflexion qui doit être conduite car nous sommes entrés en effet dans l’anthropocène, ère qu’il faudrait plutôt qualifier de « capitalocène ». Soit une période qui a débuté lorsque les activités humaines ont commencé à avoir un impact significatif sur l’écosystème terrestre – selon certains, à partir de 1945 et des 2000 explosions nucléaires qui ont suivi. Avec pour conséquence, une biosphère irrémédiablement malade des activités de l’homme. Sans reprendre l’histoire de la notion de progrès, l’on peut dire que cette situation renvoie à un imaginaire destructeur du fait que l’homme s’est pensé différent du reste de la nature et à l’écart des autres espèces. Une idéologie qui se combine à un système d’expansion économique se développant avec l’idée que les biens naturels étaient illimités ; la logique marchande qui en résulte ne pouvant vivre que de son expansion infinie. Au point qu’à l’heure actuelle l’humanité vit à crédit et a besoin de l’équivalent de 1,6 planète.
Dès 2005, 1300 experts remettaient aux Nations unies un rapport qui évaluait l’ampleur des modifications subies par les écosystèmes. Sa conclusion : l’humanité les a davantage modifiés depuis ses cinquante dernières années qu’au cours de toute son histoire. L’impact de quatre facteurs (destruction des milieux naturels ; prédation en excès des ressources naturelles ; réchauffement climatique ; introduction anarchique d’espèces) ayant entraîné un appauvrissement de la diversité biologique largement irréversible. L’une des raisons de cette destruction étant une population en croissance exponentielle, soit 8 milliards d’humains aujourd’hui.
Ainsi, tout un capital naturel n’est plus. Selon le WWF, où il y avait 100 animaux en 1970, il n’y en a plus que 42. Les deux tiers de la vie sauvage ayant disparu à cause de la chasse, de la surpêche, de la disparition des zones humides et des forêts. Parmi les espèces éteintes : le grizzly mexicain, le dauphin de Chine, le rhinocéros noir, la tortue géante de l’île de Pinta, le tigre de Java, l’otarie du Japon, l’huîtrier des Canaries, le phoque noir des Caraïbes, le crapaud doré du Costa Rica ou le bouquetin des Pyrénées.
Imaginaire prédateur et effondrement
Pourtant, les sociétés humaines sont dépendantes des « services » que leur rendent les écosystèmes en matière d’approvisionnement (nourriture, combustibles, matériaux, médicaments), d’aide à la régulation (pollinisation, climat, inondations, pullulation de pathogènes), de soutien au fonctionnement de la biosphère (cycles biogéochimiques de l’eau, du carbone), d’apports socioculturels (relations esthétique, spirituelle, éducative des hommes avec la nature)…
En 2014, une autre étude, financée par la NASA, dressait à nouveau un sombre constat, expliquant que la civilisation industrielle pourrait s’effondrer en raison d’une gestion calamiteuse des ressources naturelles et d’une mauvaise répartition des richesses. La rareté des ressources et la stratification économique entre riches et pauvres ont en effet toujours joué un rôle décisif dans les processus d’effondrement des sociétés. Pour méditer ce constat, il faut se souvenir de l’Égypte des pharaons, la civilisation de l’Indus, des civilisations amérindiennes, l’Empire romain, la civilisation khmère d’Angkor, ayant toutes un point commun : avant de se déliter, elles étaient à leur apogée.
Dans ce registre l’ouvrage de Jared Diamond, « Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie » (2005) a suscité un vif débat. Dans le cas de l’île de Pâques (Rapa Nui, 900-1500), celui-ci défendait la thèse selon laquelle ses habitants avaient exploité leurs ressources pour ériger les fameux moaï (monolithes dressés dos à la mer), jusqu’au suicide de leur civilisation. Une thèse fort controversée. Pourtant, les conséquences négatives de la non-symbiose des peuples avec leurs environnements, de leur séparation avec la nature, ne peuvent être contestées. Et le parallèle qu’on peut faire entre la civilisation Vikings et celle des Inuits, peuples installés au Groenland, entre le Xe siècle et le XIIIe siècles, montre bien l’effondrement de la première, quand la seconde est toujours là : ces chasseurs-cueilleurs animistes, descendants de peuples vivants dans l’Arctique depuis 5000 ans, ont maîtrisé leur mode de vie à la différence de leurs voisins.
Il conviendrait donc peut être de remplacer un imaginaire prédateur par d’autres, en privilégiant ce que le philosophe camerounais Achille Mbembe appelle « l’idée d’une condition cosmique », selon laquelle il pourrait se jouer une réconciliation entre l’humain, l’animal, le végétal, l’organique, le minéral, et les autres forces du vivant, qu’elles soient « solaires, nocturnes ou astrales ». Une perspective à laquelle, modestement, les musiques d’essence patrimoniale peuvent apporter leur écot, en montrant que nombre de sociétés n’ont pas rompu le lien entre nature et culture.
La musique entre nature et culture
Tout comme la biodiversité a inspiré les hommes, leur donnant les possibilités et contraintes dont atteste la diversité des paysages, la musique a été le fruit d’une coévolution entre les hommes et la nature. Au départ, n’y avait t’il pas ce que Bernie Krause appelle le « grand orchestre de la nature » ? Ce bio-acousticien, fort de milliers d’heures d’enregistrements des « voix » du monde naturel, a montré que la moitié des sons qu’il avait capté depuis les années 60 avait disparu à cause des activités humaines, mais surtout que chaque espèce possède une signature et des partitions qui lui sont propres. Et qu’il y a urgence à révolutionner notre regard et notre oreille sur le monde qui nous entoure. Pour de nombreux peuples, cet orchestre animal et végétal participe de leur créativité et d’un dialogue vocal et instrumental. La musique de la diaspora pygmée et son efficacité symbolique en fournissant un éclatant témoignage.
Dans cette relation nourricière à un environnement, l’instrument de musique est un passeur de frontières entre nature et culture. Pour explorer le champ du sonore, les hommes ont puisé dans les espèces animales, végétales et le minéral, des matériaux qu’ils ont façonné avec ingéniosité. Depuis la préhistoire, pour rendre intelligible leur place dans l’univers, ils ont élaboré un mode de communication avec lui, comme en témoignent l’usage des propriétés acoustiques des cavernes, les « pierres à voix » du néolithique ou les os des premières flûtes. C’est que, des musiques inspirées par la nature aux récits cosmogoniques (c’est à dire aux systèmes d’explication de la formation de l’univers), il n’y a qu’un pas. D’ailleurs, la plupart des mythes recèlent des concepts similaires (l’être et/ou le néant, le chaos primordial, l’oeuf cosmique, l’eau, l’arbre…) et souvent des dieux anthropomorphes ou de nombreux animaux (poisson, serpent, oiseaux, lion…) y jouent un rôle important. Ainsi, la flûte, pour ne donner que cet exemple, est l’instrument par excellence de la transcendance, et le souffle est à la base de nombre de traditions, qu’il s’agisse du Qi, souffle vital des taoïstes, de la ruah, « souffle de Dieu » de la Genèse, de son incarnation symbolique de la puissance des druides chez les Celtes ou de son rôle dans les cérémonies soufies. Les Amérindiens d’Amazonie ou les Papous de Nouvelle-Guinée gardent pour leur part leurs flûtes au fond du fleuve ou dans les lieux secrets pour les préserver du regard des non-initiés. Presque toutes les généalogies du monde s’accordent sur le fait que la création du monde est un phénomène sonore. Liée au verbe, elle est associée au son, qui intervient au moment crucial de l’événement. Ce son fondateur fait vibrer le néant, engendre l’espace, constitue la première manifestation de la matière (Cf. par exemple Thot, dans l’Egypte ancienne, qui bat des mains en poussant sept éclats de rire pour faire apparaître le monde ; le chant du Créateur associé au fracas du tonnerre chez les Massaïs ; Prajâpati, dieu créateur védique en Inde, né d’un souffle sonore ; la création associée à l’efficacité de la parole dans l’Evangile de saint Jean ; ou la vibration à l’origine des éléments essentiels dans le soufisme. Toutes images qui nous rapprochent de la physique quantique qui associe une onde à chaque particule.
En tout cas, cette vision totalisante se retrouve dans nombre de paysages mentaux forgés par les communautés. Par exemple, le Dreamtime (ou « Temps du rêve », qui est aussi celui des ancêtres, d’un esprit collectif, mais également la loi) des Aborigènes d’Australie dessine une fascinante géographie sociale mythique qui se retrouve dans leurs chants et leurs jeux de didjeridoo, car ils estiment que tout ce qui se trouve dans la nature fait partie d’eux-mêmes.
Dans un registre voisin, le panthéon cosmogonique des Indiens d’Amérique mérite d’être prise en considération. D’autant que leur destin préfigure celui de beaucoup de peuples de la planète, victimes aujourd’hui de la confiscation de leur espace et de leurs ressources. Le chef Lakota et homme-médecine, Sitting Bull, disait : « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors le visage pâle réalisera que l’argent ne se mange pas ». Les Amérindiens, initiateurs du concept d’autosuffisance, ont en effet vu décimer, de la cupidité des Blancs, 60 millions de bisons, qui peuplaient les grandes plaines de l’ouest américain, au point qu’il n’en restait que 1200 sur tout le continent nord-américain en 1889, dont 400 dans des zoos. Pour l’essentiel, là encore, ils pensent que chaque individu est le centre du monde, une perception qu’expriment leurs chants et danses. Cette corrélation psychique nature-culture se retrouve encore chez les peuples de la galaxie tsigane ou parmi les populations du plateau mongol. Ces dernières, qui se déplacent avec leurs yourtes en suivant les étoiles et leurs animaux pour profiter des steppes les plus propices, vivent en intense harmonie avec la nature, comme en atteste aussi la fonction de chaman. Leur musique exprime cette communion, qu’il s’agisse d’un chant ornementé à l’infini qui faisant écho à l’espace qui s’étire, ou d’un langage modulé fait de « huchements » qui évoque les éleveurs communiquant avec leurs yacks. Sans parler des instruments (flûte de berger, luth à trois cordes, vielle à tête de cheval) nés d’un dialogue naturel, qui suggèrent les hennissements d’un pur-sang ou les pleurs d’un chameau.
Ainsi, pour en revenir au dommageable divorce entre nature et culture, on se rend compte que seul l’Occident moderne s’est attaché à classer les êtres en fonction des lois de la matière. L’anthropologue Philippe Descola montre comment l’humanité envisagée dans son environnement naturel, se répartit en quatre grands types d’ontologies, grammaires ontologiques qui renvoient à quatre perceptions du monde : le naturalisme, représentation du monde basée sur une dichotomie entre nature et culture, typique des cosmologies occidentales ; l’animisme, qui prête aux non-humains l’intériorité des humains mais les en différencie par le corps, et qui est propre au vaudou africain, au chamanisme, et à divers cultes ancestraux ; le totémisme, qui souligne une continuité entre humain et non-humains, apanage des Indiens d’Amérique du nord, des natifs d’Australie, de la Polynésie et de la Mélanésie - communautés dans lesquelles l’on trouve des requins, crocodiles ou serpents, gardiens de leur sécurité et de leur prospérité, et des clans qui se disent parents de l’Ours, de l’Araignée ou de l’Aigle ; l’analogisme enfin, qui se caractérise par une discontinuité des intériorités et des physicalités des humains et des non-humains mais établit des correspondances entre eux, lequel s’est déployé en Inde, en Afrique de l’Ouest, en Chine ancienne, dans la sphère andine et le Mexique précolombien… voire en Europe jusqu’à la Renaissance.
Ainsi, les musiques traditionnelles épousent les facettes de ces perceptions et les déclinent. On fête l’univers avec la Râmâyana ou le Mahâbhârata, épopées fondatrices de l’hindouisme. On chante pour que l’âme du riz soit bien soignée à Bornéo. On psalmodie un chant pour la germination du millet à Taïwan. On loue l’araignée qui fait son travail au Ghana, l’épervier au Venezuela, la raie pastenague en Australie, le crabe en Nouvelle- Calédonie, les grands arbres au Niger. A une autre époque, Jupiter avait choisi le chêne ; Vénus, le myrte ; Phébus, le laurier ; Cybèle, le pin ; Hercule, le peuplier… Façon de rappeler que la musique ; qui est in fine, mémoire rejoint la nature dans sa fonction réparatrice d’un homme souvent désemparé, prodigue, malade de ses propres furies. A cet égard, point n’est besoin de rappeler ses effets bénéfiques sur un vaste éventail de pathologies et l’essor des thérapies qui lui sont liées. L’évolution des techniques de neuro-imagerie ayant permis d’en mieux cerner les effets.
Vers un archipel d’imaginaires dissidents
Autant dire qu’il est peut-être utile, dans un monde régi par les algorithmes et la fétichisation de la valeur, lequel produit des individus hors-sol, de reconnaître les vertus de ces musiques du monde d’essence patrimoniale, pure laine ou métissées, rurales ou urbaines, rituelles ou festives ; ces musiques qui, tout en étant performances, sont des ouvertures sur l’autre et nous reconnectent avec des humanités qui ne sont pas virtuelles. « Qui connaîtra le monde et ses rythmes, connaîtra aussi l’homme et le rythme de sa vie, et qui connaîtra ces accords n’aura plus besoin de rien savoir » est-il écrit dans le Huandj Nei King, le plus ancien traité de médecine chinoise. Aussi la bataille planétaire pour les exceptions culturelles rejoint-elle la lutte pour la sauvegarde des écosystèmes et des altérités, et en premier lieu celle pour la souveraineté alimentaire. Le droit des populations à être de leur terre, le refus de la marchandisation du vivant et de la pasteurisation des cultures, tout comme la reconnaissance des droits culturels des peuples (linguistiques et musicaux) sont bien les enjeux de cet archipel des imaginaires dissidents.
Cet article a été commandé par la revue Nectart et est paru en septembre 2019 dans leur 8e numéro.