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Winky D - © Dwayne Innocent Kapula - 2016
Winky D - © Dwayne Innocent Kapula - 2016 - Winky D - © Dwayne Innocent Kapula - 2016

Le zimdancehall, à la croisée des chemins

Jusqu’alors, il servait d’exutoire aux frustrations de la jeunesse bâillonnée des ghettos d’Harare. Mais désormais, il roule aussi pour le parti au pouvoir. Retour sur l’histoire et les ambivalences de la bande-son du pays le plus “jamaïcain“ du continent…

Zimbabwe : d’un combat à l’autre

Mbare, le ghetto emblème d’Harare. Au Sud de la capitale du Zimbabwe, ce quartier populaire de plus de 450 000 habitants est le cœur battant du Zimdancehall, le cousin austral et shona de ce genre à part du reggae jamaïcain. Partout, des muraux consacrent les stars locales : Soul Jah love, mort du diabète en février 2021, Seh Calaz, Kinnah, Killer T… presque tous ont démarré sur Chill Spot Recordz. Dans le bloc 9 des barres à trois étages des Matapi Flats, 3 000 logements sociaux rénovés en 2019, les fondateurs du label travaillent là ou ils ont grandi, parmi les odeurs de “mbanje“ (cannabis). Depuis onze ans, Chill Spot sort les morceaux et les artistes les plus populaires du pays. La chambre qu’Arnold Kamudyariwa, alias “DJ Fantan”, 36 ans, utilisait au début des années 2010  pour produire ses premiers “riddims“ avec Rodger Tafadzwa Kadzimwe, alias Levels Chillspot, 34 ans, est aujourd’hui devenue un vrai studio d’enregistrement devant lequel stationnent des “Ghetto Yut“ (jeunes) venus tenter leur chance. L’endroit est surnommé le “Mangoma dépôt“, l’entrepôt à rythmes en shona. Depuis le succès rencontré en 2013 par leur Zimbo Flavour Riddim, presque tout ce qui passe ici est en effet transformé en tube. Mais après onze ans d’activité, c’est aussi l’heure des questions et des interrogations. Aux yeux des puristes, Chill Spot Recordz aurait dévoyé sa conscience sociale et vendu son âme au pouvoir : le parti ZANU-PF, dont le candidat le président sortant Emmerson Manangwana, a été réélu à la tête du pays, en août dernier.

Soul Jah Love - Pamamonya Ipapo 

 

Selon Fred Zindi, enseignant à l’université du Zimbabwe : « Depuis deux ans, on a pu constater une baisse de qualité des paroles dans le Zimdancehall : alors qu’hier elles dénonçaient la corruption et les inégalités criantes dans ce pays, un nombre grandissant de morceaux est aujourd’hui dédié à des “mbinga“, c’est à dire des politiciens ou des hommes d’affaires fortunés. » Si, auparavant, le parti au pouvoir engageait des musiciens liés à la Chimurenga (la guerre de libération) pour séduire les électeurs, le système a cette fois-ci mobilisé durant la dernière campagne électorale des artistes du Zimdancehall pour cibler la jeunesse, dont une grande partie de l’électorat, précarisé, se range souvent du côté de l’opposition. Quelques jours après son décès, le président Emmerson Mnangagwa conférait ainsi à Soul Jah Love le statut de “héros de la révolution“. DJ Fantan, Passion Java et DJ Towers étaient en 2022 la tête d’affiche d’un concert organisé au profit du parti gouvernemental, dans le township d’Epworth, aux côtés de plusieurs artistes de Chill Spot tels que Enzo Ishall. Aux critiques, le label rappelle son rôle social : « Le Zimdancehall donne de l’espoir aux ghetto yuts qui pensaient n’avoir aucun avenir. Il ne faut jamais l’oublier » justifie Ras Caleb, l’une des signatures historiques du label.

Enzo Ishall - Tiza 

 

Entre les enfants du Zimbabwe, “la maison de pierre“ en shona et le reggae et ses descendances, c’est une vieille histoire de connivences spirituelles. Qui commence avec la participation de Bob Marley et ses Wailers au concert de l’indépendance de l’ex Rhodésie dans la nuit du 17 au 18 avril 1980. Thomas Mapfumo, la voix de la Chimurenga, qui participe à cette nuit historique, sera (avec un peu plus tard le mésestimé Solomon Skuza, décédé en 1995) le premier artiste des années Mugabe à sceller son alliance avec le beat jamaïcain, sur le brulôt Corruption en 1989.

 

Au tournant des années 2000, le régime s’enferme dans l’autocratie et l’isolationnisme, interdisant en particulier aux radios de programmer de la musique étrangère. Le dancehall zimbabwéen, à l’origine un simple copier collé, en profite pour affirmer son identité rythmique, ses thématiques, et progressivement s’éloigner des canons de ses porte-parole caribéens, qui multiplient tournées et featurings dans le pays africain :  Sizzla, Sean Paul, Brick and Lace, Cappleton, Red Man, Benny Man… Durant ces années de crise politique et d’hyperinflation,  Wallace Chimuriko, alias Winky D est en 2004 le premier à  imposer sa personnalité et prouver qu’il n’est pas qu’un “rude buoy“ avec ses paroles « plus coupantes que des rasoirs ». Quitte à choquer son public hardcore : en 2013, sur Mafirakureva, il est ainsi le premier à avertir des dangers à trop fumer du “chamba“ (autre terme pour dénommer le cannabis), pourtant valorisé dans le ghetto.

Winky D ft. Holy Ten - Ibotso 

 

Prés de 20 ans aprés, Winky D est toujours au sommet, comme l’atteste le succès international rencontré par son onzième album, Eureka, sorti en début 2023 et majoritairement produit par Jusa Dementor et Oskid. Alors que sur le puissant Ibotso l’artiste s’insurge contre la corruption des élites pendant que la jeunesse se paupérise, Dzimba Dzemabwe, en duo avec Shingai, convoque deux figures de la lutte anti coloniale - Mbuya Nehanda and Sekuru Kaguvi - tout en posant les questions qui fâchent : « Est-ce vraiment le pays pour lequel nous avons pleuré ? Est-ce vraiment le pays pour lequel nous sommes morts ? » Un morceau illico interdit de programmation à la télévision et sur les chaines de radio nationale zimbabwéennes…

 

Pour le journaliste et activiste culturel Percy Zvomuya, fondateur de la revue “When Three Seven Clash“ : « Winky D marche aujourd’hui clairement derrière les traces de Thomas Mapfumo. » Le passage de flambeau s’est fait fin le 29 avril 2018, alors que celui qu’on surnomme “Di Bigman“ partageait l’affiche avec Thomas Mapfumo, lors de son historique concert de retour au pays aprés 18 ans d’exil. Depuis, le vétéran de la musique zimbabwéenne, qui vit toujours aux Etats Unis, ne cesse de répéter que Winky D fait « de la bonne musique, mais dans le mauvais pays… »

 

 

Jean-Christophe Servant

Jean-Christophe Servant

Ancien du magazine de musiques urbaines l'Affiche durant les années 90, ex chef de service du magazine Géo, Jean-Christophe Servant suit depuis trente ans, particulièrement pour Le Monde Diplomatique, les aires anglophones d'Afrique subsaharienne, avec un intérêt particulier pour son industrie culturelle et ses nouvelles musiques urbaines.

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