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La diversité musicale est-elle soluble dans la concentration ?

Live Nation, AEG, Fimalac et consorts sont-ils de commodes épouvantails pour des professionnels craignant de voir leurs prés carrés se réduire, des tigres de papier justifiant la réorientation de fonds publiques vers une politique de marketing territorial, ou de réelles menaces pour l’expression de la diversité ?

Live Nation, AEG, Fimalac… l’évocation de ces sociétés suffit à elle seule à provoquer une levée de bouclier chez les acteurs culturels attachés à une politique publique défendant une certaine idée de la diversité culturelle. Symbolisant un phénomène de concentration sans précédent qui touche le spectacle vivant et plus particulièrement le monde de la musique, l’action de ces groupes internationaux en France est réellement visible depuis une dizaine d’années, mais on peut faire remonter son origine à la fin des années 90, lorsque la Compagnie Générale des Eaux, rebaptisée Vivendi par Jean Marie Messier, acquiert Universal pour fonder un conglomérat dont l’objectif est de contrôler contenants et contenus[1]. La stratégie du 360° est née[2].

L’équilibre du marché de la musique reposait jusqu’alors sur une sectorisation historique, avec une industrie phonographique solide, bien que dominée par quelques majors, des médias diversifiés et relativement indépendants, et des acteurs du live se structurant en partie grâce à une reconnaissance timide de pouvoirs publics se décentralisant.

L’explosion numérique, avec ses répercussions sur la production et la consommation de musique enregistrée[3] va bouleverser cet équilibre précaire, et laisser le champ libre à de nouveaux acteurs, qui se sont engouffrés dans les brèches d’un marché fragmenté et dérégulé. Venant de la publicité, du sport ou de la finance, à la recherche de nouveaux débouchés, ayant compris avant les autres l’importance des datas[4], ils vont industrialiser cette stratégie du 360°, en absorbant autant leurs concurrents que les autres composantes de la filière musicale (éditeurs de billets, salles, festivals[5]…), avec le risque d’aboutir à une situation de marché la fois oligopolistique (un petit nombre de vendeurs a le monopole de l’offre de spectacles) et oligopsone (une petit nombre de demandeurs pour un grand nombre d’offreurs, en l’occurrence, les artistes). Or l’étude du modèle de la grande distribution et du marché agro-alimentaire[6] nous montre que les conséquences d’une telle configuration sont habituellement : une inflation des prix pour le consommateur, un appauvrissement des producteurs, et une standardisation de la production pour réduire les coûts… Il ne manquerait plus à ce tableau, qu’un accord économique et commercial global, qui ôterait son pouvoir de régulation à un Etat, garant de l’exception culturelle ! Ne resterait alors, pour préserver la diversité musicale et la vivacité créatrice de tout un secteur, que l’imagination d’acteurs indépendants soucieux d’œuvrer dans l’intérêt général, qui seraient amené à réinventer modes de production et de diffusion, par la mutualisation, la médiation avec les habitants des territoires, et la mobilisation de ressources des festivals singuliers cultivant leurs différences et proposant des expériences uniques, dans de nouveaux médias, dont la proximité est réelle ou virtuelle… Mais elles ne peuvent à elles seules renverser une tendance lourde qui fait peser de sérieuses menaces sur l’expression de la diversité culturelle en fragilisant les acteurs les plus faibles d’une filière.

Néanmoins, si cet état des lieux semble partagé par une majorité de professionnels, les études permettant de l’étayer sont encore trop sectorielles pour espérer convaincre les décideurs politiques des mesures correctrices à mettre en place afin de garantir la pérennisation d’un système qui se doit, par ailleurs, de faire son aggiornamento.

Enfin, il est évident que notre analyse doit prendre en compte la dimension internationale d’un phénomène dont la croissance repose également sur une accélération des échanges et une concentration des médias prescripteurs[7] dont le risque est d’aboutir à une standardisation mondiale des goûts musicaux. Ce même mouvement de mondialisation, par la plus grande mobilité d’une partie de l’humanité, qui n’hésite plus à faire plusieurs centaines de kilomètres pour assister à un grand rassemblement de têtes d’affiches, pose la question de la concurrence entre des métropoles pour qui ces grandes messes représentent un outil de marketing territorial permettant de remodeler leur image pour un coût direct moindre[8]. Dans ce contexte, la réaction des politiques publiques, lorsqu’elle se traduit par un investissement massif sur des manifestations ou des équipements privilégiant le rayonnement international au détriment d’un maillage territorial et d’une action structurante sur un secteur, a un effet catalyseur sur le phénomène de concentration décrit précédemment.

La concentration économique du marché de la musique est donc protéiforme et ses effets restent à évaluer de manière globale et objective pour accompagner les mutations d’un secteur et la place et le rôle de politiques publiques sectorielles.

Quoiqu’il en soit, le monde n’a probablement jamais écouté autant de musiques, les créateurs, par la grâce du numérique, peuvent produire et diffuser leurs œuvres comme jamais auparavant, le défi que nous avons tous, collectivement, à relever est donc de faire en sorte que toutes les expressions musicales puissent exister dans le respect de chacun et dans l’intérêt de tous dédiées à d’autres activités… De telles initiatives existent déjà, on les trouve dans les tiers lieux, où la trans-disciplinarité abat les murs, dans l’intérêt de tous.

[1] La convergence médias vue par Jean Marie Messier (Challenge – 03/09/2015)

[2] La révolution 360° a-t-elle eu lieu ? (Irma – 05/01/2011)

[3] 10 chiffres pour comprendre la crise du disque (L’Express – 10/01/2009)

[4] Pandora branche une billetterie en ligne sur ses big datas (Proscenium Thin Tank – 09/10/2015)

[5] Live Nation organise 32000 concerts par an, gère 128 salles et avait, en 2018, 4000 artistes sous contrat, et vend par sa filière Ticketmaster 550 millions de tickets dans 40 pays différents (Les Echos – 30/07/2018)

[6] Les marges dans la filière agro-alimentaire en France (Cairn Info – Mars 2009)

[7] « En 2017, Youtube concentrait à lui seul 46% des heures dédiées à l’écoute de la musique à la demande dans le monde » (étude IFPI)

[8] Gros coup de colère au Main Square Festival (Libération – 15/06/20019, mise à jour 28/01/2015)

Stéphane Krasniewski

© Stéphane Barbier

 

Après avoir été administrateur d’une compagnie de Théâtre de Marionnettes pendant quelques années, Stéphane Krasniewski rejoint, en 2004, l’équipe des Suds à Arles, en tant qu’administrateur puis co-programmateur aux côtés de Marie José Justamond, fondatrice du festival.
Il en devient le directeur en janvier 2019.
Président de Zone Franche, le réseau des Musiques du Monde, depuis 2018, il est également membre du Conseil National du Syndicat des Musiques Actuelles.

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