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Riff Cohen - © Yanai Yechiel creative commons 3.0
Riff Cohen - 2011 - © Yanai Yechiel creative commons 3.0

Israéliens, Juifs, Arabes : 70 ans de musiques mizrahies

Depuis sa création en 1948, l’État d’Israël se targue d’abriter en son sein une société multiculturelle. Or, dans sa dimension uniquement juive — sans compter donc les Palestiniens de 48, et en faisant abstraction de l’occupation militaire en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza —, la culture dominante a longtemps exclu les communautés séfarades ou mizrahies (« orientales » en hébreu) originaires du monde arabo-berbère. En cause, la culture et la langue de ces immigrés trop proches de l’ennemi arabe alors que les instances officielles de ce jeune pays en formation regardent plutôt du côté de la récente histoire européenne et des communautés ashkénazes.

Trop juive pour être arabe, trop arabe pour être juive, la première génération de musiciens mizrahis arrivée en Israël au début des années 1950, hantée par le déracinement, la précarité, voire la marginalisation, maintient un rapport nostalgique avec sa culture d’origine tout en rechignant à la transmettre à ses enfants. Le déclassement est souvent violent pour ceux qui passent de coqueluches dans leur pays d’origine à migrants sans le sou dans les camps de transit (ma’abarot) de leur nouveau pays d’accueil : Souad Zaki (Égypte) fait le ménage dans une banque de Tel Aviv tandis que les frères Daoud et Saleh Koweiti (Irak) tiennent une petite épicerie de fortune à Hatikva, un quartier populaire de la capitale. Mises à part des participations ponctuelles avec Zuzu Mussa, ancien violoniste de Mohammed Abdelwahab, sur le service en arabe de Radio Kol Israel (initialement rencontré avec Ezra Aharon, musicien irakien établi en Israël en 1935, lors du Congrès de musique arabe du Caire en 1932), les stars d’hier arrondissent leurs fins de mois en animant les mariages et fêtes familiales.

Raymonde Abdecassis - Atiuni El Kass

Le rapport au pays d’origine dépend des relations existant entre Israël et ce dernier : si la rupture est totale pour les Israéliens irakiens et yéménites, les artistes d’ascendance marocaine maintiennent un lien actif avec le royaume chérifien. En témoigne Raymonde Abecassis ריימונד אבקסיס, renommée Raymonde El Bidaouia (Raymonde la Casablancaise) d’après sa ville natale. Arrivée enfant en Israël, elle y commence sa carrière tout en acquérant une popularité durable dans son pays d’origine.

 

Bracha Cohen - Ah Shmetri

Il faut attendre néanmoins le milieu des années 1960 et la comédie Sallah Shabati de Menahem Golan et Ephraim Kishon pour que la figure de l’immigré mizrahi fasse partie intégrante de l’identité israélienne. Une visibilité et une intégration facilitées par l’apparition de la cassette audio la décennie suivante qui permet — ici comme ailleurs — à des communautés économiquement et culturellement marginalisées de distribuer leur répertoire. Véritable sous-culture, la musique mizrahie sort ainsi d’un cadre strictement communautaire et informel et les premières captations de concerts se vendent comme des petits pains dans les ma’abarot. D’adjectif, mizrahi devient alors un genre à part entière à l’intersection de la pop alors en vogue en Occident et de sensibilités musicales originaires du Maghreb, du Moyen-Orient mais aussi de Turquie et de Grèce.

 

Shlomo Mizrahi - Tnu Li Derech

Incarné par de nombreux artistes (Shlomo Mizrahi שלמה מזרחי, Nessim Seroussi ניסים סרוסי, Samir Shukry סמיר שוקרי), notamment d’origine grecque ou turque (Grazia גרציה, Ari San אריס סאן, Nino Nikolaidis נינו ניקולאידיס) et surtout yéménite (Jacky Mekaiten’n ג׳קי מקייטן, Uriel Shlomi אוריאל שלומי, Margalit Tzan’ani מרגלית צנעני, Bracha Cohen Ovadia ברכה כהן עובדיה, Moshe Giat משה גיאת, Chaim Moshe חיים משה Zohar Argov זוהר ארגוב), le mizrahi est multiforme et polyglotte (hébreu, arabe, turc) par essence.

 

Moshe Giat - Yema Yema

Ainsi, nombreux sont les artistes mizrahis qui versent également du côté du rock tandis que d’autres privilégient un répertoire plus oriental. Surnommé « le roi du mizrahi » avant de décéder à 32 ans en prison dans des circonstances troubles, Zohar Argov passe d’un genre à l’autre. Exempté de service militaire et n’ayant par conséquent pas servi sous le drapeau israélien, il est peut-être le chanteur mizrahi le plus respecté en Palestine.

 

Zohar Argov - Lahla Yizid Aqtar

Porté par la deuxième génération – la première à avoir grandi en Israël – d’Israéliens juifs arabes, le mizrahi trace le chemin d’une timide reconnaissance des cultures juives arabes auprès du grand public israélien, ne serait-ce que par leur visibilité, qui culmine avec la popularité d’Ofra Haza עפרה חזה. Première véritable star de variété israélienne connue dans le monde entier, elle compte parmi ses trente albums deux opus consacrés à son pays d’origine (Yemenite Songs en 1985 et Yemenite Love en 1988).

 

Zehava Ben - Ah Habibi

Très populaire dans sa forme originelle jusqu’aux années 1990 avec notamment la chanteuse d’origine marocaine Zehava Ben זהבה בן, le mizrahi — dont s’est emparé par ailleurs la DJ franco-tuniso-grecque Sarah Perez (aka Sharouh) — ouvre la voie à une troisième génération d’artistes qui revendiquent encore davantage la composante arabe de leur identité, par le biais notamment d’un recours plus systématique à l’arabe dialectal et de reprises du répertoire traditionnel de leur pays d’origine comme A-WA et Yemen Blues (Yémen), Dudu Tassa & the Kuwaitis (Irak), Neta Elkayam (Maroc, par ailleurs active auprès du Jerusalem Orchestra E&W), Riff Cohen (Algérie/Tunisie)

 

Riff Cohen - Elekha

Aujourd’hui, la pop mizrahi en tant que telle est un genre typiquement israélien interprété en hébreu. Les influences orientales et maghrébines sont toujours présentes (quand il ne s’agit pas tout bonnement de reprises comme « Ya Habaybi Ya Ghaybeen » et « Hebeena Hebeena » de Farid Al Atrache par le groupe Alabina, « Do You Love Me » de la Bendaly Family par Sarit Hadad, ou encore « C’est la vie » de Cheb Khaled par Gad Elbaz) mais participent d’un univers hétéroclite qui penchent autant du côté de la Méditerranée que de l’Amérique latine, porté par des artistes comme Hanan Ben Ari, Omer Adam ou Eden Ben Zaken.

 

Static and Ben El - Silsulim

L’expression d’une composante culturelle interne arabe (et berbère dans une moindre mesure) par les artistes et le grand public israélien, totalement légitime chez les communautés mizrahies, est salutaire alors que les identités se rétrécissent et se crispent. Cependant, elle intervient dans un contexte plus général d’incarnation par Israël de la culture proche-orientale et sud-méditerranéenne, au détriment de ses voisins. Un effort de contextualisation et de vigilance est ainsi à faire pour éviter que cette prise de conscience se fasse, volontairement ou non, au détriment de la culture palestinienne, et ce notamment à l’étranger.

 

 

Coline Houssais

© UAP 2018

Née en 1987 en Bretagne, Coline Houssais est une chercheuse, commissaire, journaliste et traductrice indépendante spécialisée sur la musique des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ainsi que sur l’histoire culturelle de l’immigration arabe et berbère en Europe. Elle enseigne ces deux sujets à Sciences Po, dont elle est par ailleurs diplômée, et contribue régulièrement à de nombreux médias. Auteure de « Musiques du monde arabe - une anthologie en 100 artistes » (Le Mot et le Reste, 2020), elle a créé et produit “Les Rossignols de Bagdad”, une performance vidéo, musique & texte autour de l’âge d’or de la musique irakienne et de la mémoire oubliée des musiciens juifs irakiens

Fellow de la Fondation Camargo pour l’année 2020, Coline est également la récipiendaire du programme de résidence IMéRA-MUCEM pour « Ceci n’est pas un voile », une réflexion  visuelle mêlant images d’archives et portraits contemporains autour de l’histoire du couvre-chef féminin en France et de ses perceptions.

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