D’origine indonésienne, le gamelan (prononcer gamelane) est répandu sur les iles d’Asie du Sud-Est depuis des temps immémoriaux. Parmi de multiples formes se détachent trois grandes traditions : les gamelans du centre de Java et de Sunda à l’Ouest de l’ile et le gamelan de Bali. Bien qu’il se compose de plusieurs claviers, cloches, gongs et percussions pouvant s’accompagnés de cordes et de flûtes et demande la participation d’un grand nombre de musiciens, le gamelan n’est pas un orchestre mais un instrument collectif. Lors de sa fabrication, chaque partie est accordée en fonction des autres, aucune ne peut être jouée seule, ni utilisée au sein d’un autre gamelan. Les mélodies et les rythmes que dessine le gamelan s’obtiennent par l’adjonction des différents cycles joués par chaque élément.
Différents gamelans indonésiens
Le gamelan a été découvert par le public européen lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1889, au sein d’un village javanais installé sur l’esplanade des Invalides. De grands compositeurs, qui allaient changer le cours de la musique occidentale, sont durablement impressionnés par les gammes pentatoniques et heptatoniques du gamelan. Maurice Ravel, Erik Satie ou Claude Debussy y décelèrent des pistes pour échapper au carcan du système tonal, comme plus tard le gamelan inspira des compositeurs innovants tels Karlheinz Stockhausen, Steve Reich ou Lou Harrison.
Lou Harrison : Bubaran Robert
Si aux États-Unis le gamelan et son apprentissage se sont imposés dans nombre d’université dans les années soixante-dix, il reste assez méconnu en Europe où il est rarement joué. Mais peu à peu le cercle de ses adeptes s’élargit et l’on dénombre aujourd’hui en France une dizaine de gamelans javanais et sept de Bali.
Pour ceux qui l’écoutent comme pour ceux qui en jouent, la musique du gamelan est envoutante. Ses pénétrantes résonances semblent suivre le chemin qui relie le centre de la terre au cosmos, ses rythmes changeant évoquent les accélérations et ralentissements de la vie. Le gamelan possède aussi des vertus spirituelles et sociales et son initiation offre des satisfactions sonores au novice dès ses premiers pas.
Polyphème : Le Rêve de Polyphème
Jérémie Abt est percussionniste professionnel membre de l’ensemble contemporain C Barré et cofondateur avec le percussionniste d’origine libanaise Wassim Halal du projet Polyphème pour gamelan et darbouka et du groupe de gamelan Puspawarna à Paris qu’il a conduit pendant plusieurs années. Il dirige aujourd’hui l’ensemble balinais Bintang Tiga (trois étoiles) basé à Marseille. Il en retrace l’histoire : « Ce gamelan a été conçu et forgé en 1987 dans le village de Saba sur la côte Sud Ouest de Bali pour la création de théâtre musical “Faust et Rangda“, composé par George Aperghis et le musicien balinais Gusti Ngurah Seramasemadi. La partie musicale a été crée par des musiciens de Saba et le trio Le Cercle (Gaston Sylvestre, Willy Coquillard et Jean-Pierre Drouet) auquel le gamelan a été donné après la tournée. »
Gaston Sylvestre a racheté les parts de ses collègues et à sa retraite, en 2005, l’a amené à Marseille pour fonder un groupe avec des gens, pas forcément musiciens, issus de tous horizons.
Faust et Rangda
A l’époque, Jérémie Abt, initié lors de ses études à Paris et d’un séjour à Bali, séjournait régulièrement à Marseille suivre les stages donnés par le musicien anglais Andy Channing. Il commence alors des voyages réguliers à Bali et fonde en 2011 le gamelan parisien Puspawarna qu’il dirigera pendant 6 ans avec Théo Mérigeau et Hsiao-Yun Tseng. En 2016, Gaston Sylvestre lui confie la direction de ce groupe. Aujourd’hui hébergé dans un petit théâtre du second arrondissement, ce gamelan est pratiqué chaque semaine par deux groupes. L’un est composé d’amateurs aguerris ou de musiciens professionnels, répétant en vue de concerts auxquels participe toujours Gaston Sylvestre. L’autre groupe réunit des débutants qui n’ont parfois jamais joué d’un instrument. Jérémie : « Si on met un violon dans les mains d’un enfant, il faut des années avant d’obtenir un son à peu près juste. Le gamelan a ça de magique c’est qu’en deux heures, des gens qui n’en ont jamais fait peuvent arriver à jouer de la musique ensemble. Ce qui se prête aussi à un travail pédagogique de transmission avec des enfants, des publics en réinsertion ou des centres sociaux. »
Les deux groupes sont poreux, au gré de leur intérêt et de leur progression, ceux de l’atelier peuvent rejoindre l’ensemble concertant et les plus aguerris expérimenter d’autres aspects du gamelan au sein du groupe d’initiation. Jerémie souligne l’aspect démocratique de sa pratique : « C’est une musique intuitive, il faut se regarder, il faut communiquer. Les musiciens, qui ont l’habitude de lire la musique ne sont pas nécessairement avantagés et les gens qui sont dans une découverte nouvelle de la musique, ont parfois plus de facilité, plus de connexion avec les autres. »
Bintang Tiga
A Java, la musique de gamelan était initialement réservée aux cours royales, à Bali, île de culture indo bouddhique, elle accompagnait et accompagne toujours les représentations théâtrales des textes mythologiques du Mahabharata et du Ramayana,comme dan l’étonnant Kecak quiest un chœur de percussions vocales balinais accompagnant originellement des transes lors d’un rituel appelé Sanghyang Dedari. Sous le regard d’artistes occidentaux tels que Walter Spies dans les années 1930 une forme spectaculaire non rituelle a été créée, incorporant des textes du Ramayana.
Gamelan Vocal Kecak
Mais la musique de gamelan est d’abord liée aux rituels Hindouistes balinais. Jérémie précise : « Il y a cinq catégories de rituels : pour les humains, pour les esprits du chaos total, pour les dieux, pour l’ordonnance des prêtres et pour les rites funéraires. Ensuite il y a différentes cérémonies comme l’anniversaire des temples qui sont fêtés tous les deux cent dix jours et comme il y a trois temples par communauté c’est tout le temps un jour de cérémonie. A l’origine, il n’y avait pas de public, personne n’écoutait cette musique qui a une fonction. De nos jours cet aspect purement fonctionnel prend parfois le dessus sur la musicalité. Jérémie témoigne : « A Bali il y a parfois deux gamelans, accordés différemment, qui jouent côte à côte et en même temps c’est une cacophonie totale, appelée « ramé » et qui est volontairement recherchée pour le bon déroulement de la cérémonie.. » D’autres façons de jouer du gamelan sont apparues après la colonisation hollandaise. Au nord de Bali des villageois ont récupéré les gamelans des palais et les ont fondu pour fabriquer des nouveaux gamelans et composer une musique révolutionnaire. Pour la première fois, on jouait une musique pure, qui n’avait pas de fonctions rituelles ou d’éléments narratifs. Ça a donné naissance aux danses kebyar qui sont des illustrations chorégraphiques de la musique et ne racontent rien. »
Danse Kebyar
Les années soixante-dix ont été une autre période d’essor pour le gamelan. Jérémie : « le tourisme arrivant en masse à Bali, il fallait trouver des groupes qui puissent jouer pour organiser des spectacles pour les touristes. Cela a été encouragé par le gouvernement, dans un objectif économique et a engendré une professionnalisation du musicien qui n’existait pas avant. Dans cette même décennie le festival des arts à Bali a été crée. Là c’est un contexte de compétition, comme pour le sport. Des gamelans s’affrontent face à face sur une scène avec les supporters de toute la région qui viennent et qui encouragent leur gamelan. Les deux groupes jouent l’un après l’autre, la même pièce, pour qu’un jury puisse comparer et décréter qui est le vainqueur. De ce fait le niveau a énormément augmenté. »
Mais l’activité rituelle n’a pas faibli et est souvent le point de départ de l’intérêt des jeunes pour le gamelan comme le raconte Jérémie : « Quand le rituel est fini il y a toujours un moment où les enfants montent sur scène, et ils ont l’habitude de ce moment qui leur est dédié les et ils apprennent comme ça depuis leur plus jeune âge. Les adultes corrigent leurs mouvements et peuvent ainsi savoir quelles sont les appétences de chacun, vers quel futur poste ils se destinent au sein du gamelan. »
Gamelan Semara Ratih of Ubud, Bali. Un ensemble virtuose.
Avec l’avènement du tourisme de masse et des spectacles qui leur sont proposés le gouvernement balinais a eu à coeur de tracer des frontières entre sacré et profane. Jérémie explique comment : « Le conseil des arts balinais listibia, a été créé pour contrôler ce qui pouvait être présenté dans les spectacles pour les touristes. Les différents types de musiques ont été classés en trois catégories : une catégorie de divertissement. Une catégorie pour ce qui est le théâtre dansé, d’ombres, de masques et dans les temples et une dernière catégorie concernant les danses dites « Wali », les plus sacrées. Chacune de ces catégories correspondent à un espace dans le temple où elles sont exécutées. Dans les temples de Bali, il n’y a ni portes, ni toit parce que les dieux sont invités et les touristes y sont toujours bienvenus s’ils s’habillent correctement et peuvent voir n’importe quelle danse. C’est le seul lieu où le touriste pourra voir des danses Wali, qu’on ne trouvera jamais dans un spectacle à Bali ou à l’étranger. »
Danse féminine Legong
Si la danse balinaise s’accompagne toujours de musique, l’inverse n’est pas vrai, mais Joanna Belloni, fondatrice de la compagnie Topéng participe à l’atelier de débutants de l’ensemble et explique pourquoi : « Je suis comédienne et danseuse de masques. Dans le Topéng chaque personnage a un morceau qui lui est propre et le masque ne peut pas danser sans le gamelan, c’est un tout. Comme à l’entraînement chez nos professeurs à Bali dans la compagnie on travaille avec de la musique enregistrée. Cet atelier me permet de connaître plus profondément les structures de la musique du gamelan, qui est d’une richesse incroyable. »
Jaug Manis, l’un des caractères de la danse des masques Topéng
Et pour Joanna aussi la culture balinaise ne s’arrête pas à ses attraits esthétiques : « Outre la découverte technique du port du masque, de la danse et de la musique c’est toute la philosophie de la culture balinaise qui m’a frappée et m’a donné envie de rencontrer encore plus cette culture extraordinaire. On y apprend avec humilité, on donne de soi pour quelque chose qui nous dépasse et l’on constate voir que l’on peut faire des choses ensemble dans un but qui n’est pas forcément financier, c’est quelque chose qu’on perd un peu en occident. »
Le gamelan est une musique d’une profonde beauté, l’écouter ou en jouer peut apaiser le corps et l’esprit, mais comme le note Jérémie Abt, sa pratique va au delà du concept de développement personnel …: « … qui est assez symptomatique d’une société individualiste et libérale. Le gamelan a ce privilège d’être une pratique musicale dans laquelle l’autre est indispensable. Il n’est pas question que de soi-même, car on n’est qu’une partie du tout.»
Liens :
Le site de l’ensemble Bintang Tiga
Le gamelan virtuel de la Philarmonie de Paris Conçu par Catherine Basset, la grande spécialiste française du gamelan
La thèse de Catherine Basset : Gamelan : royaume concentrique du gong des Cahiers d’Ethnomusicologie sur le site de l’adem
Reportage sur le gamelan javanais d’Arles
Site du dessinateur Benoît Guillaume
Appel à candidature de la Fondation Royaumont sur le thème “ A la source du gamelan indonésien“ Encadré par Fabrizio Cassol et Gabriel Laufer, cet atelier se déroulera du 18 au 24 août 2024, cet appel s’adresse à des compositeurs/compositrices, et-ou instrumentistes, et-ou chanteurs/chanteuses, artistes en cours d’études supérieures ou artistes justifiant d’une expérience professionnelle .Dépôt des dossier jusqu’au 22 mars 2024