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Ivy Queen - Bad Bunny - Bad Gyal - Ms Nina
Ivy Queen - Bad Bunny - Bad Gyal - Ms Nina -

Déconstruction : le reggaeton (aussi) devient féministe

Muscles dessinés, rythmes cadencés et déhanchés… Depuis 30 ans, le cousin latin du hip-hop impose son tempo et sa vision testostéronée. Jusqu’à ce que des artistes féministes – Ivy Queen, Bad Bunny ou encore Becky G – n’en prennent le contrepied. 

 

Issu du mambo, merengue, bachata et dancehall jamaïcain, puis contenu en majorité aux continents américains, le reggaeton est loin d’être une simple version latine du mouvement hip-hop… Porté par les diasporas hispaniques, son rythme reste en effet unique (le dembow ou tumpa tumpa) ; ses valeurs principalement d’Amérique centrale ; et son mot-valise tiré du reggae et superlatif espagnol tón (soit : « un très bon type de reggae »). Plutôt donc qu’une influence américaine supposée [le hip-hop est né dans le South Bronx de New York], le reggaeton serait ainsi le fruit du canal de Panama, ayant accueilli de nombreux immigrés jamaïcains… Oui oui.

Papi Chulo (te traigo el mmm)“ de Lorna en 2003, puis “Gasolina“ de Daddy Yankee l’année suivante… Le raz-de-marée international est tel que Shakira, R. Kelly ou encore Enrique Iglesias tenteront eux aussi quelques incursions au sein du reggaeton… En 2006, un clip péruvien de propagande électorale à la gloire de l’ancien président (Alan Garcia) en utilise même les codes ! Idem en 2008 pour inciter les hispano-américains à soutenir l’élection présidentielle de Barack Obama… Et si l’Europe (à l’exception de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie) résiste encore, le reggaeton a désormais son équivalent cubain (Candyman, Gente de Zona ou Eddy-K), chrétien (Luis Joan), voire… japonais (Los Kalibres). C’est dire.

KAROL G, Shakira - TQG

 

Il n’empêche que ce choc entre les deux principaux continents américains (les danses lascives du Sud face au phrasé rap et imagerie “street“ du Nord) cultive les clichés… machistes. Le tout est justifié par l’origine populaire du mouvement et libération supposée du langage propre à l’époque. Sur fond de divertissement et d’érotisation à outrance, les paroles réduisent ainsi le plus souvent la femme au rang d’unique faire-valoir du désir masculin, avec l’infidélité comme totem de virilité et un certain mépris pour le consentement… Si l’expression artistique reste certes libre et que le mouvement a souvent fait l’objet de raccourcis racistes (lui imputant même des crimes portoricains !), la représentation dominante est sans surprise : à sens unique… Une sexualité ouverte/assumée pour ses messieurs hétéros. Pour le reste ? Circulez.

 

C’était sans compter sur l’importance grandissante des réseaux sociaux, rééquilibrant les prises de position… En 2018, l’hashtag #MejorSolaQueConMaluma (« mieux vaut être seul qu’avec Maluma ») est en effet devenu viral à la suite du clip “Mala Mia“ du chanteur du même nom, le représentant à l’hôtel au milieu d’une dizaine de femmes inconscientes et en petite tenue. Les mentalités évoluent : en 2010, les paroles « Continue avec cette attitude / Je vais te violer / Donc arrête de jouer à la rebelle » dans “Contra La Pared“ de Jiggy Drama n’avait pas eu tant d’échos… Même année : Kevin Roldan, Cali et El Dandee imaginaient, eux, dans “La Muda“ une femme tellement sexy qu’elle en serait… muette ?! Ambiance.

Ivy Queen - Yo Quiero Bailar

 

Pionnière, la chanteuse portoricaine Ivy Queen est de celles qui ont participé à ce renversement des valeurs, revendiquant dans sa chanson “Yo Quiero Bailar“ son droit à se déhancher… seule, sans se faire importuner. Le neoperreo (« danser comme une chienne »), version latine et libératrice du twerk ? Un acte assumé, chez elle, qui lui laisse le choix de mener la danse à sa guise… L’occasion aussi de se réapproprier un langage supposé dépréciatif (“perreo“) par provocation.

Karol G (Colombie) ; Tomasa del Real (Chili) ; DJ Riobamba (Equateur) ; Rosa Pistola (Mexique)… Toutes ont suivi l’exemple d’Ivy Queen, portées par le succès mondial de “Despacito“ (Luis Fonsi) en 2017, rare exemple du genre chantant le plaisir féminin et preuve que le marché – aussi – change.

La volonté d’émancipation offensive chez l’Argentine Ms Nina lui fait même chanter « Je ne crois plus en l’amour / Maintenant, je pense à l’argent » dans “Tristechonda“… Quand ce n’est pas la Mexicaine Becky G qui scande : « Je n’ai pas besoin d’un homme qui me baise / J’achète mes propres affaires / Tu ne me contrôles pas »…

L’Amérique latine a beau être une habituée des révolutions, le droit des femmes à disposer de leur corps est pourtant très récent.… Les représentations religieuses jouent encore un rôle important, un féminicide a lieu toutes les deux heures sur le continent (dont dix Mexicaines par jour !) et l’avortement est toujours interdit au Salvador et au Guatemala… Mais, conjointement à l’arrivée de cette nouvelle scène féministe, l’Argentine a légalisé l’interruption de grossesses en 2020… La Colombie ? En 2022. Tiens tiens…

Ms Nina - Tristechonda

 

Mais loin de n’être qu’une affirmation de son identité en guise de boomerang, ces artistes –baignées dans la culture Internet et conscientes de sa caisse de résonnance – vont pratiquer l’ouverture à la différence de leurs homologues masculins… Celle musicale : empruntant à la trap, la house, voire le psychédélique… Celle sociétale, surtout : glorifiant toutes les sexualités et les corps dans une ode à l’universalisme et au respect.

À l’image de la Portoricaine La Sista rappelant sa fierté d’être noire (les danseuses sont en majorité caucasiennes) ; ou du chanteur – oui oui – portoricain et allié queer Bad Bunny, récompensé d’un Grammy et concluant son clip “Yo Perreo sola“ avec l’avertissement « Si elle ne veut pas danser avec toi : respecte. ». Son intervention contre les propos homophobes et sexistes du gouverneur de l’île caribéenne (Ricardo Rossello) a d’ailleurs même participé à la démission de celui-ci.

Bad Bunny - Yo Perreo Sola

 

Pour Yaya Mala, issue du reggaeton newyorkais : « Le problème n’est justement pas que le reggaeton marginalise ou rabaisse la femme, mais de renier sa sexualité. Je n’ai jamais pensé que me déhancher insolemment et me frotter contre qui je veux est dégradant. Il n’y a d’ailleurs rien de scandaleux dans ce que fait un corps… Seulement dans la façon dont il est perçu. Or, l’équité et la liberté passent autant par l’affirmation de ses choix que le respect par les autres de ceux-ci. » Même discours chez l’Argentine Cazzu qui rappelle que « la misogynie naît quand un homme décide quelle femme doit être respectée et quelle femme ne doit pas l’être ».

Pas étonnant qu’en guise de réponse à une vidéo machiste du chanteur Arcángel en 2021 sur la place des femmes, la Brésilienne Anitta – pourtant en featuring avec l’artiste l’année précédente (“Tócame“) – postait une photo d’elle en string à l’occasion de la Journée internationale du droit des femmes avec la légende : « Tu peux faire des clips avec des femmes nues pour avoir davantage de likes, mais les femmes qui montrent leur corps sur leurs réseaux ne méritent pas le respect ? Je ne comprends pas. ». La chanteuse américano-colombienne Kali Uchis sera plus radicale : « Grandis… ou va mourir ».

Bad Gyal - Pussy

 

L’équilibre est-il rétabli ? Hélas, quand l’Espagnole Bad Gyal a sorti la 1re version de son clip “Pussy“, hymne à la prise de pouvoir au féminin (« Cette chatte est très chère / Donc reste à l’écart / Tu n’y goûteras jamais ») et dans lequel on la voit se rouler des joints en body doré, YouTube et TikTok en ont censuré le contenu jugé “ sensible“ et “dénudé“… Preuve que si le chemin est désormais tracé, l’arrivée risque d’être encore loin.

 

 

Samuel Degasne

Samuel Degasne
Samuel Degasne

 

Journaliste depuis une quinzaine d’années (Rue89, M6, Le Mouv', LesInrocks...) et auteur d’un TEDx en 2019, Samuel Degasne partage aujourd’hui son temps entre le magazine Rolling Stone, la présentation de conférences de presse (Vieilles Charrues, Motocultor…), l’écriture de livres… et sa chaîne YouTube Une chanson l’addition, nommée web channel aux Social Music Awards 2021.

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