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Hadda Ouakki © Ayyoub Ajmi
Hadda Ouakki - © Ayyoub Ajmi

De quoi les chikhates marocaines sont-elles le nom ?

Chanteuses et danseuses populaires, les chikhates sont indissociables de la musique marocaine. Artistes traditionnellement itinérantes pour la plupart, accompagnées d’un orchestre masculin (cordes et percussions), elles multiplient les casquettes : divertissement, mais aussi passeuses d’Histoire(s) et éducatrices pour les futures mariées. Associées au répertoire de la aïta — composée d’une grande demi-douzaine de styles selon les régions —, les chikhates incarnent historiquement une certaine forme de résistance à l’oppression, fusse-t-elle politique — à l’époque des caïds cruels ou du protectorat français — ou sociale, qui préférerait des femmes muettes à l’abri des regards.

 

En effet, le mythe fondateur du répertoire de la aïta, constitué de plusieurs centaines de poèmes, prend sa source dans le combat puis le martyre de Lalla Kharboucha  — elle-même poétesse et chanteuse — emmurée vivante par le caïd Aissa ben Omar au XIXe siècle, lui-même proche des autorités coloniales. Le genre néanmoins, remonterait à la dynastie des Almohades au XIIe siècle. On y chante, par le biais de paroles tantôt crues tantôt polysémiques interprétées le plus souvent à plusieurs, les affres de la passion et de la douleur comme l’amour du divin à l’occasion des moussems et pèlerinages en hommage aux nombreux saints honorés dans le pays, comme le moussem de Moulay Abdallah dans les environs d’Al-Jadida, filmé ici par Izza Guenini en 1988.

 

Lalla Fatna Bent Lhoussine فاطنة بنت الحسين, légende moderne

 

Née dans les années 1930 près de Doukkala, Lalla Fatna Bent Lhoussine demeure une icône de la aïta par delà sa mort en 2005. Accueillie à ses débuts à Youssoufia par la troupe de Cheikh Mahjoub et Chikha Abdia, elle part à Casablanca pour devenir partie intégrante de la troupe Oulad Ben Aguida, avec lequel elle multiplie les enregistrements qui mêle dans un style particulier les différentes écoles de la aïta. Sa fille spirituelle, Hafida Hasnaouia حفيظة الحسناوية, de la même troupe, fait partie de l’anthologie Chikhates et Chioukhs de la Aïta parue en 2017 chez Atlas Azawan.

 

Hadda Ouaki حادة أوعكي ⵃⴰⴷⴷⴰ ⵓⵄⴽⵉ, la voix du Moyen-Atlas

 

Si le terme « chikha » est associé au répertoire de la aïta et par conséquent aux plaines rurales arabophones de la façade atlantique, il désigne également les chanteuses amazigh du Moyen-Atlas. C’est le cas de Hadda Ouaki (née en 1953 à Ait Ishaq), active de la fin des années 1960 au milieu des années 2000, interprète du genre tamawayt. Mariée à 14 ans à un homme de cinq fois son âge, elle fuit à Casablanca et rejoint la troupe de Bennacer Oukhouya, avant de fonder en 1981 son propre ensemble avec le chanteur Abdellah Zahraoui. Son surnom d’« Oum Kalthoum de l’Atlas » tient davantage de son statut de figure musicale féminine majeure que d’une quelconque similitude avec la diva égyptienne. Incarnant une certaine image de la liberté par son choix de carrière, Hadda Ouaki est malheureusement victime, à l’instar de nombreuses chanteuses populaires, d’un manager peu scrupuleux qui pendant des années l’exploite et la laisse sans le sou. Son héritière spirituelle, Chérifa Kersit (née en 1967 à Tazroute Moukhbou), a débuté sa carrière au début des années 1980 avec Mohamed Rouicha, icône du loutar.

 

Najat Aatabou نجاة أعتابو ⵏⴰⵊⴰⵜ ⴰⵜⴰⴱⵓ, chikha internationale

 

Pratique ancestrale, la aïta a évolué suite à l’exode rural entamé sous le protectorat, se gentrifiant au contact de la musique andalouse urbaine et se rapprochant de la musique populaire égyptienne dans un style aïta pop porté par des interprètes telle Latifa Amal. Transmise oralement d’une chikha à l’autre, en grande partie non enregistrée et davantage écoutée en direct, la aïta accède plus largement à l’enregistrement avec la génération de chanteuses nées à l’indépendance comme Khadija Al Bidaouia et Najat Aatabou. Originaire du Moyen-Atlas, cette dernière opère une fusion entre aïta et musique berbère, deux genres populaires jusque-là bien distincts et chante en amazigh comme en arabe : ce faisant, elle combine deux facettes de l’identité de son pays. Écumant les festivals, elle incarne à l’étranger une musique populaire marocaine très appréciée notamment dans le Golfe persique. Fait rare dans le milieu, Najat Aatabou compose ses propres chansons et se fait connaître bien avant sa reprise de Kebda Baina par les Chemical Brothers avec « J’en ai marre », complainte lancinante où sa voix puissante et aiguë chante les amours déçus (« Mon garçon, ça suffit j’en ai marre mon cœur n’en peut plus de te désirer »).

 

Kabareh Cheikhats, des chikhates au masculin

 

Traditionnellement réservée aux femmes, la aïta est remise à l’honneur dans les années quarante par Bouchaib El Bidaoui personnage fantasque et pionnier du théâtre radiophonique marocain avec la troupe Al Kawkab et Bachir Laalej. Accompagné du Maréchal Kibbou au violon, il se travestit régulièrement pour interpréter le répertoire marsaoui qu’il modernise aux côtés de Hajja Hamdaouia l’une des stars du cabaret Le Coq d’Or dans le Casablanca d’après-guerre. Soixante-dix ans plus tard, Ghassan El Hakim et son Kabaret Chiekhats continue ce mélange des genres.

 

La aïta, qui demeure un incontournable des fêtes et mariages marocains, n’a ainsi de cesse de chanter par le biais de Kharboucha — à laquelle rend hommage Soukaïna Fahsi dans son interprétation moderne d’un classique du genre — modernes une liberté tous azimuts. En plus des représentations en live publiques ou privées et des captations amatrices ou professionnelles diffusées sur Youtube — sans oublier l’anthologie de la aïta citée précédemment — deux ouvrages permettent d’aller plus loin : Ghinaa Al-aïta, poésie orale et musique traditionnelle au Maroc de Hassan Najmi et Le Corps, la Voix, le Voile - Cheikhat marocaines de Fanny Soum-Pouyalet, (CNRS Éditions, 2007).

 

 

 

Coline Houssais

© UAP 2018

Née en 1987 en Bretagne, Coline Houssais est une chercheuse, commissaire, journaliste et traductrice indépendante spécialisée sur la musique des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ainsi que sur l’histoire culturelle de l’immigration arabe et berbère en Europe. Elle enseigne ces deux sujets à Sciences Po, dont elle est par ailleurs diplômée, et contribue régulièrement à de nombreux médias. Auteure de « Musiques du monde arabe - une anthologie en 100 artistes » (Le Mot et le Reste, 2020), elle a créé et produit “Les Rossignols de Bagdad”, une performance vidéo, musique & texte autour de l’âge d’or de la musique irakienne et de la mémoire oubliée des musiciens juifs irakiens

Fellow de la Fondation Camargo pour l’année 2020, Coline est également la récipiendaire du programme de résidence IMéRA-MUCEM pour « Ceci n’est pas un voile », une réflexion  visuelle mêlant images d’archives et portraits contemporains autour de l’histoire du couvre-chef féminin en France et de ses perceptions.

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