Qu’est-ce qu’une berceuse ? Réflexions croisées avec l’ethnomusicologue Madeleine Leclerc, et les musiciens Piers Faccini et Robin Girod.
En 1969, l’ethnomusicologue Hugo Zemp tend son micro dans le village de Filinui des Îles Salomon. Il enregistre une certaine Afunakwa interprétant une berceuse à son enfant – une « Rorogwela » comme on dit en langue baegu - et par la même l’un des instants les plus difficiles à capter. Publié quelques années plus tard par la Musical Source de l’Unesco, ce petit chant sur fond de forêt tropicale fera plusieurs fois le tour du monde grâce à sa réutilisation par le groupe français Deep Forest en 1992 dans son titre Sweet Lullaby , et sera aussi repris un peu plus tard par le Norvégien Jan Garbarek, qui se trompera en la créditant d’origine pygmée. Au delà des questions d’appropriations culturelles inhérentes à ces utilisations, et à l’iconographie problématique qui leur sont attachées, demandons-nous d’abord : qu’est-ce qu’une berceuse ? Et pourquoi avons-nous tant besoin d’être bercés ?
Deep Forest - Sweet Lullaby
On retrouve la berceuse partout : « dans le monde entier et à toutes les époques. Et elle ne disparaît jamais », commence Madeleine Leclerc, conservatrice pour le patrimoine sonore du MEG, l’excellent Musée d’Ethnographie de Genève, qui a sorti en 2019 la très belle compilation Soothing Songs for Babies – Berceuses du Monde où figure d’ailleurs l’originale Rorogwela d’Afunakwa. « Elles sont essentiellement vocales au départ, et utilisent le plus souvent ce qu’on appelle le « mamani », des onomatopées ou des sons qui permettent d’entrer en contact avec les enfants. Il n’y a pas beaucoup d’universaux dans le genre humain : le langage, la musique… La berceuse, c’est la langue mélodisée. En Yoruba, par exemple, il n’y a pas de mot à part entière pour dire « musique », mais le terme « berceuse » existe bel et bien. On comprend dès lors que ce n’est pas du même ordre. »
C’est évident, la musique nous relie à nous-mêmes et aux autres. Les recherches sont en cours pour toujours mieux la comprendre et décrire le phénomène. Ainsi, nous savons que la partie du cerveau touchée par la musique est le siège des émotions profondes. On sait aussi que l’ensemble des fréquences qui forment la musique entre en interaction avec tous les corps – même ceux que l’on croit faussement immobiles, puisqu’ils grouillent d’atomes en mouvement ; qu’un fœtus entend dès la 17e semaine de gestation ; qu’aucune autre activité que faire de la musique ne permet de susciter autant d’interactions cognitives dans le cerveau, et que lorsque l’on chante, c’est bel et bien notre corps tout entier qui vibre et fait office d’instrument. Chez le petit enfant, des millions de neurones ne sont pas encore attribués, et se forgent peu à peu avec l’expérience.
La berceuse, avec ses tonalités répétitives, consonantes et à tonalités descendantes, est donc un outil d’apprentissage, une lente ouverture sur le vaste monde. Une véritable « ritournelle » selon le concept créé par le philosophe Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari dans Mille Plateaux en 1980, soit un bloc d’espace temps au sein desquels les processus de singularisation et d’individuation peuvent avoir lieu. Grâce à la berceuse, le monde est rendu habitable, sécure. Elle sert à délimiter les territoires du vivant, et permet d’accéder plus rapidement au stade sophroliminal, cet état charnière entre veille et sommeil, bien connu des sophrologues.
Piers Faccini - La plus belle des berceuses
« Pour chanter une berceuse, il faut aussi se détendre soi-même » nous raconte le songwriter Piers Faccini par téléphone depuis sa maison cévenole, où il a enregistré La plus belle des berceuses, un livre-album poétique sorti en 2017. « On est là sur quelque chose de fondamental, les premières mémoires, le battement du cœur de la mère, les voix à travers le corps : la berceuse est un portail qui ouvre sur ce qu’il y a de plus ancien en nous. Elle suspend le mental dualistique. La répétition fait qu’on perd le début et la fin du cycle, on tourne, on est dans la boucle, souvent ternaire, c’est une forme de transe en fait… On pourrait d’ailleurs très bien considérer que je ne fais que des berceuses… Or je ne cherche pas à endormir les gens, mais à les mettre dans cet état de sur-subjectivité que provoque particulièrement la berceuse, car c’est très beau en terme d’énergie, ce partage, cette connexion. »
Vidéo Robin Girod Berceuse vol.2
Multi-instrumentiste, compositeur et chanteur (Mama Rosin, Duck Duck Grey Duck…) et fondateur du label Cheptel Records, Robin Girod a également sorti un album de berceuses en deux volumes : « A l’époque je traversais une période pas facile, une sorte de clash perso. Alors j’ai commencé à me jouer des petites mélodies pour me détendre. J’en ai enregistré tous les soirs pendant 100 jours. C’est devenu un rituel, où il y avait aussi à plus large spectre cette idée de répétition qui te berce. Et comme pour Deep Forest, c’est l’album que j’ai le plus vite vendu de toute ma carrière ! »
« On retrouve dans la musique des sentiments qui sont communs au genre humain », disait Marcel Proust, ce grand mélomane. Ainsi, revenons en 1992, année de ce tube interplanétaire de Deep Forest, qui est aussi celle de la signature du Traité de Maastricht et de la création de l’Union Européenne, de la définition de l’agenda 21, et du premier « Sommet de la planète Terre » des Nations Unies. N’est-il pas logique, si l’on réfléchit bien, dans un monde qui s’élargit et se globalise à toute vitesse, de voir figurer une berceuse au top des charts occidentaux ? Ne serait-ce pas un phénomène, naturel et symbolique, permettant de se rassurer alors que l’on pressent l’acculturation qui va avec l’ultra-libéralisme en marche ? Et Piers Faccini de conclure : « La berceuse, c’est le summum de tout ce que l’on peut faire en musique en fait. »