Depuis que Jair Bolsonaro a pris la tête du Brésil, en janvier 2019, la culture, déjà atteinte par une crise économique ancienne, paye un lourd tribut. Tronquer le ministère de la culture, sabrer les subventions, tailler dans les budgets, saboter la Loi Roanet qui défiscalisait le financement de la culture par des entreprises, sont les grandes mesures de son gouvernement. Considérablement touchée par cette politique de la terre brûlée, que fait la musique ?
Sous la dictature militaire (1964-1985) la MPB (musique pop brésilienne) était une arme de résistance et ceux qui le mieux la manièrent (Chico Buarque, Caetano Veloso, Giberto Gil…), prennent aujourd’hui position contre le pouvoir en tant que citoyens, mais n’y consacrent plus leur art. « Ils ont beaucoup donné en leur temps, c’est aux jeunes de prendre le relais » dit Chico César quinquagénaire qui tente de fédérer un mouvement d’opposition chez les musiciens.
Mais les temps ne sont pas à la communion. Traditionnellement progressiste, la communauté MPB est aujourd’hui à l’image des partis de gauche dont les différentes factions n’arrivent pas à s’unir. « Par ailleurs », explique Acauam de Oliveira, titulaire d’un doctorat sur le Rap, « si, sous la dictature, la télévision a donné une visibilité aux artistes et permis aux idées de circuler malgré la censure, aujourd’hui la diffusion de la musique passe par les réseaux sociaux. Le musicien perd de son importance au profit des youtubers, qui sont désormais les influenceurs. Or ils sont paradoxalement pro Bolsonaro. Pas qu’eux d’ailleurs : le milieu du « forró safadão » (le forró cochon) dans le Nordeste et de la « música sertaneja » (country musique brésilienne) dans le sud est et le centre ouest soutient également le président. »
« Et pourtant, ajoute Acauam de Oliveira, « le secteur de la musique est plus engagé que jamais. Mais pas où on l’attend. Malgré les critiques frontales adressées lors du carnaval à Bolsonaro par les écoles de samba, très pénalisées par les baisses de subventions, la contestation ne vise pas le président ou le régime politique mais des problèmes sociétaux spécifiques : racisme, sexisme, pauvreté, chômage, homophobie, violence, écologie… le combat n’est pas idéologique mais pragmatique. » Ainsi la protestation a changé de registre. Mais également de camp.
Dans les années 70 la musique protestataire venait d’une jeunesse universitaire, issue de la bourgeoisie, qui fut certes durement persécutée par la censure, mais ne pâtissait pas des problèmes sociétaux qu’elle dénonçait - racisme, machisme, pauvreté, capitalisme, conservatisme… Ces jeunes militants parlaient au nom des victimes. Depuis les années 80, ce sont les victimes qui parlent. Issues des classes populaires, elles ramènent le débat à hauteur de leur expérience propre, s’exprimant en ordre dispersé, sur différents fronts et chacune au gré de son tempérament.
Ombrageux dans la périphérie de São Paulo – version brésilienne du 93 parisien – où le rap, rebelle, enragé, brutal, impétueux, avec pour chef de file, Emicida, dénonce le racisme, la violence, la misère, bref le quotidien des « quartiers ».
Plus riant sur la scène musicale noire de Bahia qui mène un combat semblable dans l’esprit joyeux des seventies dont le slogan « black is beautiful » avait réveillé la conscience noire. Dans la continuité des groupes afro-brésiliens surgis à l’époque, la jeune génération continue de positiver l’identité noire luttant contre le racisme et la misère qui touchent leur communauté. Signe des temps, l’immixtion du féminisme dans cette musique.
Une tendance générale à travers tout le pays où la lutte des femmes, rejointe par les LGBTQI, notamment représenté.e.s par la drag queen Pabllo Vittar, occupe une place importante sur la nouvelle scène musicale. Au-delà de l’incroyable sambiste nonagénaire Elza Soares dont le dernier album Mulher do Fim do Mundo (Femme de la fin du monde) porte haut le flambeau du féminisme, celui-ci s’exprime fortement (et très vertement) dans le funk qui a pris d’assaut les grandes villes du pays.
Traditionnellement macho et jouisseur, il a été progressivement phagocyté par les filles qui en ont fait le drapeau d’un féminisme vindicatif et hédonique à la fois. Avec des mots crus, des looks provocateurs, des chorégraphies suggestives, où leurs fesses tiennent le premier rôle, les filles du funk s’approprient les paradigmes de la pornographie machiste pour affirmer leur droit à disposer de leur corps et clamer leur indépendance. Cette « música de putaria » (musique putassière) ne brille ni par la qualité de ses mélodies ni par le raffinement de ses textes. Néanmoins, beaucoup de filles prennent conscience de la gravité de la situation du pays et commencent à introduire du « protesto » dans leur « putaria ». Ça ne rehausse pas le niveau des textes, mais le funk des filles bouscule les esprits.
Mais s’il y a subversion, contestation, revendication dans ces secteurs de la musique, la production manque considérablement de créativité. Et ce n’est pas un confinement dont personne ne voit la fin qui va arranger les choses. Internet, ayant rebattu les cartes et les multinationales n’ayant su négocier la crise, la MPB s’effondre pendant que les réseaux sociaux propulsent les artistes du rap, du funk, de la country, du forró au devant de la scène, en font des super stars avec ce que cela suppose d’enrichissement. « On craignait que le confinement ruine le marché de la musique, mais ceux qui sont sur les réseaux sociaux ont ramassé un maximum d’argent » constate Alceu Valença, survivant d’une MPB sinistrée dont Hugo Suckman, critique musical, constate que : « La MPB aujourd’hui, ce sont des musiciens qui revendent leurs instruments, qui donnent des cours de musique à distance, qui envisagent de se recycler… ».
Reste alors ce qui existait avant Bolsonaro et que les Brésiliens n’oublient jamais : un siècle de musique d’une indéniable richesse qu’en désespoir de cause, les musiciens reprennent dans des live tous azimuts. L’imagination ce n’est plus d’écrire de la musique mais d’inventer des façons de la diffuser. Des actions qui n’ont rien de politique, mais qui leur permet de survivre psychologiquement. « Car actuellement au Brésil », dit Luiz Fernando Vianna « face à un gouvernement qui veut que l’on meurt, rester en vie est un acte de désobéissance civile ». Rappelant que la musique brésilienne a résisté à trois dictatures et pas mal de gouvernements incompétents, Hugo Suckman nous rassure : « L’industrie de la musique se meurt, pas la musique. » Elle, est immortelle.
Merci à : Acauam de Oliveira – Alceu Valença - Chico César – Luiz Fernando Vianna et Hugo Suckman, pour leur propos éclairants ; à Carlos Sandroni et Carlos Sion, pour leur aide.