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Don Cherry à la Fabrik, Hamburg, Allemagne. - © Malte - via Wikimedia Commons

Au miroir de l’Autre : Jazz et musiques du monde

Le jazz est né il y a un siècle à la Nouvelle-Orléans pour se diffuser partout dans le monde et s’imposer comme la matrice des principales formes de musiques populaires apparues après-guerre. Musique “créole” par excellence, le jazz demeure aujourd’hui, sur le plan artistique comme le modèle historique et le vecteur privilégié de cette “Poétique de la Relation” chère au poète martiniquais Édouard Glissant. Étendant démesurément ses territoires en multipliant à ses frontières ces zones mouvantes d’échanges et de frictions où styles et genres s’interpénètrent en hybridations inédites, il apparaît comme l’un des espaces privilégiés où s’affirme la beauté composite et syncrétique de notre humanité globalisée.

 

Cousinages et filiation

S’ouvrant dès le milieu des années 40 aux rythmes afro-cubains pour en retour influer durablement sur les orientations des musiques latines et caribéennes, le jazz n’a jamais cessé au cours de son histoire de s’aventurer hors de ses frontières idiomatiques. Il s’est coltiné à d’autres traditions, en quête soit de cousinages identitaires (de Cuba au Brésil) soit de filiations plus fantasmatiques (l’Afrique dans tous ses états).

Suivant l’exemple de pionniers comme le pianiste Randy Weston, qui dès 1960 avec “Uhuru Afrika” célébrera avec fastes les liens historiques, esthétiques et politiques entre l’Afrique des Indépendances et l’Amérique noire engagée dans la lutte pour les droits civiques, de nombreux musiciens entameront à leur tour ce “retour au pays natal”. Ces jazzmen faisait du lien à la terre de leurs ancêtres l’un des principaux “horizons” imaginaires et esthétiques de leur musique. Art Blakey, Max Roach, Archie Shepp, l’Art Ensemble of Chicago — entre autres ! — participeront activement de ce dialogue fécond entre jazz et musiques traditionnelles, générant en retour des formes de métissages musicaux d’une grande singularité que ce soit en Afrique du Sud, en Éthiopie ou encore au Nigeria avec l’afrobeat de Fela Kuti.

 

 

Un nouvel esperanto

A partir des années 70, sous l’impulsion notamment du trompettiste Don Cherry, initiateur et catalyseur d’une “world music” libertaire parfaitement insituable d’un point de vue stylistique, le jazz élargira considérablement ses zones de dialogue, devenant pour une multitude de musiciens d’origines et de cultures différentes une sorte d’esperanto. Ce nouveau langage leur permit de se reconnaître, de se fédérer et selon les cas d’entrer dans des processus d’émancipation par rapport au colonialisme culturel de l’Occident ou de revivifier des formes corsetées par la tradition en les confrontant à l’improvisation libre. Le saxophoniste argentin Gato Barbieri fit de son latin free jazz l’expression de ses convictions tiers-mondistes, l’oudiste tunisien Anouar Brahem prit modèle sur la collaboration entre John McLaughlin et les musiciens indiens du groupe Shakti pour réformer la musique arabe traditionnelle.

 

 

De nos jours ces processus de métissage culturel et d’hybridation formelle se sont généralisés au point de constituer une nouvelle vulgate pour la jeune scène (post)jazz contemporaine, plus que jamais éclatée et disparate d’un point de vue stylistique. Elle s’aventure du côté de l’électro, du hip hop, de la musique contemporaine, du rock ou de folklores plus ou moins imaginaires…

 

Ancient to the Future”

Néanmoins de nombreux musiciens, soucieux de leur histoire et se sentant redevables d’une sorte de filiation à honorer, continuent en conscience de célébrer la dimension émancipatrice de l’improvisation en élaborant des univers reflétant à la fois leur ancrage dans des traditions musicales renvoyant à leurs origines africaines ou caraïbes et leur attachement à des formes de jazz libertaires et métissées héritées du grand brassage free des années 60/70.

C’est le cas par exemple du claviériste malien Cheick Tidiane Seck qui, 25 ans après son album “Sarala” conçu en collaboration avec le pianiste Hank Jones, réactive aujourd’hui ses ambitions fusionnelles entre jazz et musique africaine, à travers un vibrant hommage à l’univers flamboyant du grand Randy Weston. Conviant un aéropage de musiciens talentueux, tous concernés par ce “retour aux sources”, Cheick Tidiane Seck, à partir de quelques thèmes fétiches comme l’emblématique “Timbuktu”, ose les télescopages stylistiques les plus fous. Ils mêlent rythmes gnawas et sub-sahariens, sonorités contemporaines et improvisations débridées en une grande communion spiritualiste autour de la puissance tutélaire de l’Afrique matricielle.

 

 

Dans un esprit voisin le jeune pianiste antillais Jonathan Jurion a entrepris de son côté de ré-envisager à l’aune de sa créolité l’univers lyrique et mélancolique du saxophoniste Marion Brown, figure aussi mythique que secrète du free jazz afro-américain des années 70. Choisissant dans son vaste répertoire des thèmes compatibles avec les rythmes ancestraux du gwoka guadeloupéen, les rhabillant d’étoffes légères et chamarrées propres aux musiques caraïbes, Jonathan Jurion et ses musiciens se réapproprient avec une totale liberté la poésie fragile et douce-amère de ce poète du saxophone tout en magnifiant sa farouche indépendance artistique.

 

 

Ces deux projets, publiés par le tout jeune label Komos, sont de parfaits exemples de ce mouvement trans-générationel et transculturel qui depuis sa naissance projette le jazz constamment au-delà de lui-même en une quête toujours renouvelée de ses origines. Qu’il en trouve régulièrement et fugacement la trace dans ces dialogues féconds tandis qu’en retour les musiques du monde entier continuent de puiser dans la modernité de son langage la force d’une revitalisation de leurs traditions, laisse supposer que ces échanges ne sont pas prêts de se tarir.

 

Stéphane Ollivier

Journaliste et critique musical Stéphane Ollivier travaille depuis 1985 au mensuel Jazz Magazine. Il a également collaboré à l’hebdomadaire culturel Les Inrockuptibles (de 1996 à 2002) ainsi qu’occasionnellement à de nombreuses revues et publications (des Cahiers du Cinéma à Vacarme en passant par Jazzman). Il a par ailleurs publié plusieurs ouvrages, parmi lesquels deux biographies  (“Charles Mingus” (éditions Vade Rétro) ; “Charles Trenet” (projet coédité par Nocturne/INA/Radio France et réalisé en collaboration avec Karine Le Bail, productrice à France Musique) ainsi qu’une série de livres pour enfants édités par Gallimard Jeunesse et consacrés aux grands musiciens tous genres confondus (sept titres sont parus à ce jour, allant de Tchaikovski à Elvis Presley en passant par Louis Armstrong, Ray Charles ou Django Reinhardt).

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