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Rappeuses au Maroc
Rappeuses au Maroc - droits réservés

Rappeuses au Maroc : la nouvelle vague - épisode 2

Au Maroc, depuis les années 80, la musique a une vibe hip-hop. Dans un game dominé par les hommes, les voix d’artistes féminines se sont toujours élevées. Dans ce deuxième épisode, je continue à vous présenter des rappeuses qui montent et qui haussent le ton, avec des voix singulières et subversives.

Rappeuses au Maroc : tracer sa route – épisode 1

 

Dans les années 90, Widad, Tigresse Flow et Tendresse ouvrent la voie d’un rap au féminin fortement influencé par le rap US. Après 2010, une nouvelle génération de rappeuses bénéficie des plateformes de streaming et des réseaux sociaux pour se faire connaître auprès d’un public plus large : Krtass Nssa, ILY, Psychoqueen, Zineb Said, Snowflake… Mais si les rappeuses sont plus nombreuses après 2010, les obstacles sont toujours là : le manque d’événements, les commentaires machistes, les productions qui imposent leur style, la difficulté à se maintenir dans le temps, les pressions familiales … Dans ce contexte difficile, une nouvelle génération d’artistes émerge aujourd’hui. Conscientes des obstacles à franchir autant que  de l’héritage laissé par les rappeuses qui les ont précédées, ces jeunes rappeuses tracent leur route.

 

Frizzy, des frizzstyles à l’ambition d’une carrière

Safae El Jabri, connue sous le nom de Frizzy, a commencé le rap à peu près en même temps que Khtek, la jeune rappeuse que je vous ai présentée dans le premier épisode de la série. Ce qui a lancé Frizzy, c’est d’abord ses « frizztyles » sur instagram. Dès les premiers sons, les gens réagissent. Puis un jour, Safae se rend compte que l’un des frizzstyles a raflé des centaines de milliers de vues. La rappeuse nous raconte qu’elle a mis du temps à se rendre compte que ce qu’elle faisait était important. Dans l’un de ses titres, d’ailleurs inspiré d’un frizztyle, elle déclare : « le public a plus confiance en moi que je n’ai confiance en moi-même ». Depuis, Frizzy est déterminée et elle voit loin.

FRIZZY - Frizzy Bipolaire

 

« Je n’ai pas un vécu lourd mais je me contente de ça. Au début ça me dérangeait parce que je me comparais, je voulais être bad bitch, je voulais paraître dure. Finalement, je me suis dit qu’il fallait que je me réconcilie avec ce que je suis parce que si je n’en parle pas, personne ne va le faire à ma place. » 

Sa musique a une énergie cloud, un flow entêtant mais surtout, l’attitude de Frizzy décoiffe. Pas de posture, pas de faux-semblants : ça sonne vrai.

Dans l’un de ses frizztyles, la rappeuse assume être « kilimini » (un mot intraduisible en français qui veut à peu près dire bourgeois) et revendique sa volonté de réussir seule. « Je me suis entraînée en une mi-temps, je monte toute seule, sans piston, fiston (…) le peuple m’aime même si je suis kilimini. »

« Je crée quand j’ai un égo-boost avant que ça ne redescende. Parfois, quand je me réveille et que je lis ce que j’ai écrit, j’ai l’impression que c’est une autre personne. C’est très important pour moi d’avoir un rituel. Sinon, le risque c’est de faire plaisir ou d’imiter. Je veux pouvoir écrire en traduisant littéralement ce que je ressens sur le papier. »

Lorsqu’elle crée, Frizzy tient beaucoup à son indépendance. Au fil de nos discussions, avec Frizzy et avec d’autres rappeuses, je réalise à quel point ce moment d’écriture est crucial pour échapper aux attentes.

FRIZZY - Kinga

 

« Les mecs sont critiqués techniquement alors que les filles doivent tout sur-réfléchir » nous dit Frizzy. Il y a de l’auto-censure, une tendance à vouloir rapper « comme les mecs » pour gagner leur respect, des questionnements sur les messages, sur la langue à adopter, vulgaire ou pas ? Comment s’habiller ? Et puis doit-on être forcément engagée quand on est une femme ? Toutes ces questions traversent nécessairement l’esprit des rappeuses.

« Pour moi, le féminisme c’est quelque chose d’évident, de large, c’est comme si tu disais « liberté ». Si le féminisme c’est que je puisse faire ce que je veux, alors oui j’y souscris » affirme Frizzy.

Déjouer les attentes : c’est la manière qu’a trouvée Frizzy pour s’exprimer. Sans concession dans ses paroles où elle s’auto-déclare volontiers « boss-bitch », elle compte bien inverser le pourcentage d’héritage des femmes au Maroc en « raflant les ⅔ dans toutes les affaires ». Frizzy prend également un malin plaisir à s’habiller en rose bonbon tout en piétinant une Barbie dans son dernier titre Kinga.

Pour Frizzy et la plupart des artistes interviewées, ce qu’il manque pour que plus de femmes puissent émerger c’est justement l’esprit de solidarité. Les artistes masculins ont un rôle à jouer pour laisser de la place aux femmes. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse qui se passe. Certains rappeurs sont allés jusqu’à demander à des rappeuses d’arrêter. Cela dit, ces critiques n’empêchent pas les rappeuses de continuer à travailler pour atteindre leur public. Sur une note d’humour, Frizzy nous dit qu’elle s’est tellement habituée au commentaire « kouzintek » (Va t’occuper de ta cuisine) que lorsqu’elle n’en n’a pas, elle se dit que sa musique n’a pas marché.

 

Minerva, la rage au micro

« Y’a une fille cagoulée dans ta cuisine ». Cette phrase, on peut l’entendre dans Versace, un titre qui rassemble les rappeuses Frizzy et Minerva.

Un grain de voix rocailleux, un collier « RAGE » autour du cou et un masque sur la moitié du visage : Minerva intrigue. Native de Rabat, Minerva commence à rapper en 2019. Si elle a choisi une déesse romaine comme nom de scène c’est parce que, comme elle, elle se retrouve dans « la sagesse, la guerre et l’amour ». Minerva a construit toute une symbolique autour du personnage « furieux et ambitieux » qui l’habite. Le masque, les bijoux et la cagoule font partie d’une stratégie de dissimulation qui amène le public à « se concentrer sur la musique plutôt que sur son apparence ». À rebours de la sur-communication sur les réseaux sociaux, devenue aujourd’hui la norme pour les rappeurs, Minerva cultive le mystère.

Minerva - VERSACE x Frizzy

 

Ce cocktail explosif d’émotions se retrouve effectivement dans tous les sons de la rappeuse. Elle passe du boom-bap aux sonorités orientales, d’un couplet qui dit « je vais brûler mon amoureux » à une phrase comme « je n’ai que des restes, ma vie pleure ». 

« En tant que Minerva, je navigue entre des émotions très différentes, il y a beaucoup de colère et de douceur en même temps. Je veux montrer que les femmes peuvent être tout cela à la fois. »

Minerva - Habibi

 

En 2022, Minerva est programmée au tremplin du festival L’boulvard de Casablanca. Pour elle, c’est vraiment une expérience marquante. Elle est fière d’avoir gagné le respect du public en faisant sa musique, avec son énergie.

Minerva est au tout début de sa carrière et elle nous réserve encore beaucoup de surprises. Elle prépare un EP, des collaborations avec des artistes internationaux et prévoit de publier un son chaque mois. Elle s’ouvre également à de nouvelles influences en travaillant sur un titre avec des sonorités jersey drill. Minerva compte également beaucoup sur l’esprit de sororité qu’elle a pu créer avec Khtek ou Frizzy pour briser le plafond de verre.

« Ce que les rappeuses marocaines ont en commun, c’est le sentiment qu’elles n’ont pas le respect qu’elles méritent. C’est ce qui nous donne de la niaque pour continuer ! »

 

Rita L’oujdia, hip-hop sauce latino-marocaine

« Au lieu de foncer dans le tas, on est obligé de prendre le temps de se faire entendre » résume Rita L’Oujdia. Dans son titre, Dkhol Souq rassek’ (littéralement mêle toi de ton souk), le ton est donné : Rita dénonce le harcèlement de rue.

Rita L’Oujdia - Dkhol So9 Rassek

 

Si je savais que Rita était féministe, je découvre en l’interviewant que c’est une vraie geek de la musique. Elle écrit, compose, produit, mixe et chante depuis toute petite. Bercée par le jazz, le rock, les chansons latina et le châabi marocain, Rita m’avoue être actuellement « coincée dans une phase bossa nova » en éclatant de rire. Sa musique - comme celle d’autres artistes marocains qui rappent dans un mélange de darija, français et anglais - reflète le métissage progressif du rap marocain avec d’autres sonorités et d’autres influences.

« La lutte de ma vie, c’est que je ne sais pas quels mots choisir pour qualifier mon style. Mais je pense que j’essaye de créer un mélange. C’est un peu dur à définir parce qu’il y a plein d’influences qui sont mélangées, certaines dont je ne suis sûrement même pas consciente »

Pour ses premiers titres, Rita L’Oujdia s’ancre (temporairement donc) dans une fusion des cultures latines et marocaines. Elle y trouve des correspondances dont elle aimerait approfondir le rapprochement. Son dernier titre, Mujer cobra, mélange le hip-hop, le raï et la reggada avec une vibe latina. Cette description semble convenir à Rita, je suis ravie.

Rita L’Oujdia - Mujer Cobra

 

Marocaine ayant grandi en France et vivant actuellement à Londres, Rita a l’impression de venir de partout. C’est justement pour cela qu’elle se sent fière de revendiquer un ancrage à Oujda, capitale de la région de l’Oriental qui figure dans son nom de scène.

« C’est une culture que j’aime, une culture avec laquelle j’ai grandi et dont je suis consciente de la richesse. C’est important pour moi d’être validée par les miens. Dans ma quête de singularité, je me suis grave trouvée dans la culture marocaine »

En parlant des obstacles qu’il faut franchir, notre discussion dérive sur un point important : l’homogénéisation des musiques actuelles. Pour Rita, c’est une difficulté supplémentaire qui empêche les artistes de faire un travail personnel. Elle qui a plutôt un penchant hip-hop, s’interroge sur les artistes qui choisissent aujourd’hui le rap « parce ce que c’est devenu la seule manière de se faire entendre ».

« Parfois les beatmakers t’envoient un catalogue de beats sans te demander qui t’es. »

Selon Rita, «il y a une pression au sein de l’industrie qui pousse à produire, produire, produire et de plus en plus avec les réseaux sociaux ». Cela complique la tâche de trouver une voix propre, autant pour les artistes hommes que pour les femmes.

Mais si les obstacles sont nombreux, les rappeuses marocaines tracent leur route. Elles espèrent plus de collaborations entre artistes pour que les voix des femmes continuent à atteindre un large public. Et elles ne sont pas les seules, Chimera La Bruna, Aya Salem, Souki Shayk, Lalla Rami, les rappeuses marocaines sont de plus en plus nombreuses, préparez-vous.

 

 

Hajar Chokairi

Écrivaine, journaliste culturelle et consultante dans le domaine des technologies civiques. Co-directrice du magazine & agence www.onorient.com.

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