Vues d’Europe, les musiques d’Ouzbékistan semblent indissociables des programmations “musiques du monde”, des costumes traditionnels aux motifs colorés, des luths à long manche dotar et tanbur, de la flûte ney, du tambourin doïra… Tout un imaginaire de la musique savante de cour régulièrement reconstitué pour le public européen des musiques traditionnelles. Mais sur place, il est bien rare d’entendre de la musique live sans amplification musclée où les instruments électriques occidentaux sont omniprésents.
Le phénomène n’est pas nouveau : dès les années 1960, la musique pop appelée estrada connaît un premier succès en République soviétique d’Ouzbékistan. Le groupe Yalla est alors connu dans toute l’URSS. En 1988, le groupe Yalla remporte le premier prix du concours de chanson pan-soviétique avec cette chanson intitulée Chaikhana ou « maison de thé ».
Yalla - Chaikhana
À partir des années 1980, la musique estrada tend à prendre de plus en plus de place dans les mariages et autres célébrations familiales.
Parallèlement, on entend jusqu’à Tachkent les groupes de rock occidentaux, et les premiers groupes de rock ouzbek émergent à la fin des années 1960. La diffusion du rock en Ouzbékistan est étrangement liée au tremblement de terre qui secoue le pays et détruit en grande partie sa capitale en avril 1966 : face à l’ampleur des destructions, l’année scolaire prend fin et de nombreux enfants et adolescents sont envoyés en camps de vacances aux quatre coins de l’URSS. Dans les villes de Russie, ils entendent les Beatles et les Rolling Stones ainsi que les groupes de rock russes : le rock est certes surveillé, contrôlé dans les organismes de jeunesse, mais bien présent dans les grands centres urbains soviétiques (cf. à ce sujet le film Leto de Kirill Serebrennikov, 2018). À leur retour à Tachkent, nombreux sont ceux qui rêvent de s’essayer à ces nouvelles musiques. Les premiers groupes de rock apparaissent alors à Tachkent, en parallèle de la pop estrada déjà bien installée. Après une période faste dans les années 1990, le régime autoritaire du président Islam Karimov rend la diffusion du rock de plus en plus difficile. Les groupes peinent à trouver des scènes pour se produire en public, ils ne peuvent pas rentabiliser le coût d’achat de la licence indispensable pour donner des concerts, et leur musique est régulièrement discréditée par le gouvernement. Dans les années 2010, le théâtre alternatif Ilkhom de Tachkent est l’un des derniers lieux où l’on peut entendre des concerts de rock, en particulier ceux du groupe Tears of the Sun :
Tears of the Sun - Lune
Au même moment, l’estrada connaissait un essor remarquable, largement encouragé par le pouvoir autoritaire. Concours, grands spectacles pour les festivités nationales, fêtes privées… le genre musical est devenu absolument incontournable, et souvent porteur de l’idéologie nationale promue par le président Karimov (cf .Klenke, The Sound State of Uzbekistan, Routledge, 2019) :
Plus récemment, le hip-hop s’est peu à peu imposé dans différents pays d’Asie centrale, mêlant souvent les langues d’Asie centrales avec du russe et de l’anglais. Bien qu’il se soit diffusé plus rapidement au Kazakhstan et au Kirghizstan, pays plus ouverts sur les influences étrangères, le rap ouzbek s’est peu à peu développé au cours des années 2000.
Konsta - Hoziroq (Tout de suite)
En 2018, l’Ouzbékistan était inclus dans le programme américain “Next Level“, un programme de formation au hip-hop avec comme horizon l’établissement de liens transculturels à travers le monde. Comme on peut le voir sur la vidéo, les instruments ouzbeks sont aussi de la partie, dans cette perspective transculturelle défendue par le projet.
Les tentatives de rapprochement entre musiques populaires occidentales et musiques traditionnelles ouzbèkes sont présentes depuis plusieurs décennies en Ouzbékistan. Le metteur en scène Ovlyakuli Hojakuli, originaire du Turkménistan mais actif dans toute la région, a joué un rôle pionnier à Tachkent dans ce domaine (cf. The Music of Central Asia, Indiana University Press 2016, chap. 34 d’Alexandre Djumaev). Dans le spectacle Rapshee, il fait jouer ensemble des bardes d’Asie centrale utilisant un timbre de voix guttural très spécifique, proche du chant diphonique, et des rappeurs, afin de confronter les prosodies particulières de ces deux types de parler-chanter :
C’est ainsi tout un monde musical globalisé, fait de sons amplifiés, de langages mélangés, d’influences occidentales et de réinterprétations des traditions locales qui résonne aujourd’hui en Ouzbékistan.