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Hemley Boum ©Francesca Mantovani - Ruben Um Nyobè dit Mpodol © D.R. - Blick Bassy © Justice Mukheli
Hemley Boum © Francesca Mantovani - Ruben Um Nyobè dit Mpodol © D.R. - Blick Bassy © Justice Mukheli -

Histoire, fiction et musique camerounaise

Entretien avec Hemley Boum et Blick Bassy à l’occasion du Black History Month (2éme partie)

 

La romancière et poète Hemley Boum et le musicien producteur et romancier Blick Bassy ont tous les deux travaillé autour d’une période clé de l’histoire du Cameroun et d’un personnage emblématique de son identité. Ruben Um Nyobè, dit Mpodol, chef des maquisards qui à la vision colonialiste et post colonialiste opposait sa vision d’un pays réellement camerounais. Dans cette seconde partie d’un grand entretien, ils abordent l’intérêt d’utiliser la fiction ou la chanson pour relater des faits historiques et donnent leur regard sur la musique camerounaise.

Selon vous que permettent la littérature et la chanson que le récit purement factuel n’autorise pas?

Blick Bassy : J’aime beaucoup la fiction qui permet de suggérer, de dire des choses de manière plus paisible et plus abordable. Ces sujets sont compliqués à aborder parce que les gens n’ont pas été éduqués à écouter et à se rendre compte que leur pays, qui est un très beau pays, a aussi commis des choses horribles. Le fait d’utiliser la fiction me permet de ramener ces questions-là. Même si je pars du réel des faits, je l’aborde d’une façon qui peut permettre même aux plus réfractaires d’écouter, de se questionner et d’entendre la réalité d’une histoire de leur pays. Durant mes concerts, après quelques chansons, je m’arrête pour expliquer pourquoi je parle de cette histoire. Beaucoup de gens viennent me voir et me disent : ” On n’a jamais entendu parler de ça. On était conscients qu’il y avait eu la colonisation au Cameroun, mais on ne sait pas réellement ce qui s’est passé. Ce que vous nous dîtes nous rend curieux d’en savoir plus. ” La fiction me permet de pouvoir parler de choses graves d’une façon qui permet aux autres d’en parler d’une manière plus calme, surtout en cette période où l’on nous parle du “wokisme”, d’éveiller, parce qu’en anglais c’est ce que cela signifie. Les gens qui sont éveillés sur des questions qui touchent une partie de la population, c’est devenu un problème aujourd’hui. Il y a des termes qui viennent pointer du doigt tous ceux qui essayent de défendre ce qui peut contribuer à ce que les populations puissent réussir à vivre réellement ensemble de façon paisible. J’essaye d’utiliser la fiction pour aborder ces sujets avec plus de recul.

 

Hemley Boum : C’est exactement ça, c’est une forme de liberté. Je parlais de cette cacophonie installée au Cameroun (voir première partie de l’entretien ndlr), mais elle est dans le monde entier aujourd’hui. La légitimité de la parole est tellement interrogée, même la parole raisonnable et argumentée est challengée, mise de côté. Le témoignage, le pathos, il y a des milliers de morts chaque jour dans le monde… Au bout d’un moment on ne peut plus l’accueillir. Je sens bien qu’il y a une saturation d’une certaine forme de discours. Et je pense que plus que jamais la fiction c’est ce qui compte.

Je veux dire, quand on commence à dire “150 morts à tel endroit”, qu’est-ce que tu veux faire, on ne peut pas les sauver. Dans un roman on écrit “Elle s’appelait Djeni voilà son histoire”. On raconte comment elle est morte et dans quelles circonstances, on lui donne un nom et un visage, on l’inscrit dans une temporalité. Alors tout d’un coup ça prend de l’importance, si on s’émeut de ces mots-là, de cette personne-là, alors on regarde les 150 personnes différemment. Tout d’un coup le quotidien prend sens. C’est une façon de traduire les choses. Il se passe dans la vie toutes sortes d’évènements, en les reliant entre eux on a fait une expérience que nous pouvons partager, que nous pouvons habiter, qui peut nous bouleverser, ou pas. Pour moi la fiction sert à ça, y compris la fiction historique où l’histoire se met au service de la fiction, ce n’est pas le contraire. Si j’écris des romans ou de la poésie c’est précisément parce que je sais qu’il y a là un moyen de construire un récit alternatif qui humainement nous bouleverse.

 

Jean Bikoko Aladin

 

En France on connaît surtout la bikutsi ou le makossa, Manu Dibango ou Francis Bebey, dans Les Maquisards on découvre Jean Bikoko Aladin dont la musique accompagne la dernière scène du livre. Quel est votre point de vue sur l’histoire de la musique camerounaise ? 

 

Blick Bassy : Le Cameroun a la chance d’avoir énormément de tribus, de langues et donc de cultures, de danses et de musiques. Jean Bikoko Aladin est celui qui a électrifié la musique asiko, mais c’est une chanteuse qui a vulgarisé cette musique, une griotte bassa qui jouait du hilun, sorte de guitare traditionnelle. J’ai connu ses productions grâce à Joachim Oelsner-Adam*, un universitaire allemand qui depuis 1998 a fait un énorme travail au Cameroun. Il a récupéré les bandes de toutes les radios du Cameroun, les a nettoyées, numérisées et a obtenu un répertoire de dizaines de milliers de chansons. J’y ai découvert plein de chanteurs, d’instruments et de répertoires.

 

Francis Bebey sur la musique des pygmées

 

La musique camerounaise a énormément évolué, elle est représentée par des espèces de stars qui appartiennent aux différentes tribus, comme Jean Bikoko qui représentait les bassa, mais il y a aussi le bikutsi des bétis, le mangabeu des bamiléké… Ces musiques ont complétement changé, évolué, mais aujourd’hui il y a moins de recherche, moins de temps passé à composer, à écrire. Avant il y avait un vrai travail, il suffit de voir ce qu’avaient fait les Têtes Brulées dans les années 80 (qui jouaient du bikutsi rock ndlr). Leur directeur artistique, Jean-Marie Ahanda, qui était d’abord peintre, a fait un travail incroyable en partant de ses peintures, il a créé des personnages pour chaque musicien des Têtes Brulées. Quand on les entend on se rend compte que d’abord ils maîtrisaient bien leur langue et leur culture, et quand ils le traduisaient sur leurs instruments on entendait tout ça.

Manu Dibango et surtout Francis Bebey, que l’on connaît très mal au Cameroun alors qu’il est un des personnages importants de la musique africaine, étaient hyper avant-gardiste. Aujourd’hui la musique camerounaise a du mal à reconnaître cette époque où elle était une des musiques les plus inventives et les plus riches d’Afrique.

 

Man No Run film de Claire Denis sur les Têtes Brulées

 

Hemley Boum : Au Cameroun, je trouve intéressant la manière dont la musique et aussi l’art interviennent dans nos vies de tous les jours. Il n’y a pas de lieux de musiques ou de lieux d’art, mais il y a eu des chants pour les maquisards et chaque évènement de la vie a des musiques et des rythmes qui lui correspondent. Quand la musique urbaine est arrivée, c’est devenu la musique pour la musique. Je ne dis pas si c’est bien ou pas, mais j’observe simplement qu’il y a là quelque chose qui s’est inscrit dans une forme de modernité. On a une chanson et on l’écoute où que l’on soit et quel que soit le moment. A la base quand on va dans un baptême, un mariage ou un enterrement, il y a des chants spécifiques, il y a donc une musique qui porte la vitalité même de la société. Quand les femmes travaillent dans les champs, il y a des musiques pour s’encourager, ce qui n’existe pas dans les usines par exemple. Maintenant on passe à une autre façon de penser la musique. Dans la musique associée à des paroles, dont je connais la langue, je me dis que l’instrument jure avec la musicalité de la langue. Je n’ai pas une nostalgie du passé, j’ai conscience de ce que je ne savais pas avoir perdu, mais je vois aussi ce qui se dessine. Je suis ouverte à ce qui arrive, j’en vois le potentiel d’épanouissement. Ça relève de la compréhension de nous-mêmes. Ça ne vient pas de rien, pas d’un lieu précis, mais il y a une histoire qui s’écrit comme ça au fil des jours, au fil des lettres. Blick, quand je suis venue voir ton concert de 1958, j’ai trouvé ça incroyable. J’ai eu l’impression que tu avais mis en musique ce que j’avais écrit dans Les Maquisards, alors que l’on ne s’était pas croisé, que l’on n’avait pas discuté. Je trouve magnifique ce travail là qui n’était commandé par personne, ce n’est pas l’Etat du Cameroun ou la France ou je ne sais quel organisme qui nous a demandé de travailler sur cette période. Non c’est nous en tant qu’artistes, écrivains qui nous sommes demandé : “Sur quoi j’ai envie de travailler ? Qu’est-ce que j’ai envie de creuser ?” Et la liberté de choisir ce sujet n’a pas de prix.

*Article sur Joachim Oelsner-Adam dans le magazine Cameroon Traveler

 

 

Hemley Boum : Les Maquisards, La Cheminante, 2015 / Dernier roman : Les Jours Viennent et Passent, Nrf Gallimard, 2019

Blick Bassy : 1958, Tôt ou Tard, 2019 / Roman : Le Moabi Cinéma, Continents Noirs Gallimard, 2016

Sur l’histoire de la résistance camerounaise :

Thomas Deltombe-Manuel Domergue-Jacob Tatsita : Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), La Découverte, 2011 / des mêmes auteurs chez le même éditeur, le condensé mais complet La Guerre du Cameroun, l’invention de la Françafrique, 2016

 

Remerciements à Frédérique Briard

benjamin MiNiMuM

benjamin MiNiMuM

Benjamin MiNiMuM a été le rédacteur en chef de Mondomix, à la fois plateforme internet et magazine papier qui a animé la communauté des musiques du Monde de 1998 à 2014. Il est depuis resté attentif à l’évolution de la vie musicale et des enjeux de la diversité, tout en travaillant sur différents projets journalistiques et artistiques. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de #AuxSons en avril 2020.

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