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Big Chief Jermaine Bossier 7th Ward Creole Hunters - © Diwang Valdez
Big Chief Jermaine Bossier 7th Ward Creole Hunters - © Diwang Valdez

Black Indians, transfiguration mystique et festive de l’histoire de La Nouvelle-Orléans

« Un matin de Mardi Gras, une personne était dans un fauteuil roulant, malade depuis longtemps, mourante. Je me suis approché, il avait la tête baissée, il n’avait aucune force. Avec le pouvoir qui m’a été donné par Dieu, j’ai placé mes mains sur les épaules de cet homme, je l’ai secoué et je lui ai dit : “Lève-toi ! Lève-toi !” Croyez-moi, il s’est levé, il a levé les bras en l’air et il a commencé à marcher. Sa mère n’en croyait pas ses yeux. Elle s’est évanouie. J’ai des milliers d’histoires comme ça à vous raconter et vous ne me croirez pas. L’esprit de Fi Yi Yi a le pouvoir de faire tout ça. » Ainsi s’exprimait Big Chief Victor Harris, en octobre 2022 à Paris, lors d’un colloque organisé à l’occasion de l’exposition Black Indians de La Nouvelle-Orléans, installée au musée du quai Branly jusqu’au 15 janvier 2023.

Incarnation de Fi Yi Yi, Big Chief Victor Harris incarne surtout la tradition carnavalesque des Black Indians, aussi appelés Mardi Gras Indians, qui sont une « flamboyante démonstration de résilience à l’oppression et d’affirmation culturelle et artistique », selon le cartel introductif de l’exposition. Pour comprendre pourquoi des hommes et des femmes noirs défilent, à La Nouvelle-Orléans, dans des costumes inspirés des Amérindiens, en adoptant certaines de leurs coutumes et croyances, il faut rembobiner toute l’histoire des Africains-Américains de Louisiane, depuis leur déracinement originel. Les esclaves de la traite atlantique furent parmi les premiers habitants de la ville, fondée en 1718, après qu’ils furent forcés de contribuer à sa construction. Leur sort était aussi triste que celui des Amérindiens persécutés. Unies dans le malheur, les deux communautés ont créé des liens dans les plantations où elles étaient asservies, et des tribus ont recueilli des Noirs fugitifs. La rencontre de leurs traditions et croyances a déclenché l’un de ces phénomènes de créolisation décrits par Édouard Glissant dans son Traité du Tout-Monde.

Colloque : De l’esclavage aux Black Indians (2022)

 

La Nouvelle-Orléans est propice aux mixtions. Un lieu particulièrement, situé à la lisière du Vieux carré : Congo Square, sous les arbres duquel se rassemblent des populations d’origines africaine, caribéenne et amérindienne, à partir du milieu du XVIIIe siècle, pour commercer, discuter ou se distraire en partageant des chants, des musiques et des danses jusqu’à constituer le creuset dont émergeront le blues et le jazz. Dans la seconde moitié du siècle suivant, c’est aussi à Congo Square que des Noirs endossent un jour des costumes emplumés, dans le but de célébrer leurs bienfaiteurs amérindiens. Les premières sorties des Black Indians expriment leur fierté sous la forme d’un défi à l’oppresseur puisqu’elles se produisent lors des célébrations du Mardi Gras dont ils sont exclus : la tradition carnavalesque a été importée par les colons européens et les États du Sud sont régis par les lois ségrégationnistes Jim Crow, de 1877 jusqu’au Civil Rights Act arraché de haute lutte en 1964. De la ségrégation au combat pour les droits civiques, jusqu’au plus récent mouvement Black Lives Matter, les Black Indians transfigurent, dans une coutume festive et des costumes extravagants, la violence et les luttes qui ont traversé la constitution du peuple africain-américain et qui continuent de l’accompagner, récemment par l’entremise du mouvement Black Lives Matter.

 

Aujourd’hui, les Black Indians sont intégrés au carnaval de La Nouvelle-Orléans et ils figurent sur la propagande publicitaire d’une ville qui a misé sur le tourisme et la gentrification – au détriment des classes populaires – pour se relever des dévastations causées par Katrina en 2005. Ils sont aussi au cœur de Treme, la série de David Simon et Eric Ellis Overmyer diffusée en 2010 sur HBO, qui raconte comment les musiciens tentèrent de reconstruire leur vie après l’ouragan. Une quarantaine de tribus se partagent les quartiers, chacune organisée selon un stricte hiérarchie – Big Chief, Big Queen, Wild Man, Spy Boy, Flag Boy… Leurs costumes colossaux, dont la confection peut exiger une année et plusieurs milliers de dollars, sont décorés de plumes, sequins, perles et coquillages, et ornés de scènes qui évoquent l’histoire ou le quotidien de la communauté. Les parades défilent lors du carnaval (notamment le Super Sunday), au rythme des percussions et des chants sous forme de call-and-response, dont les inusables Indian Red et Sew, Sew, Sew.

Ces musiques ont influencé le fameux New Orleans Funk, notamment dans les années 1970. Formation emblématique, The Wild Tchoupitoulas a sorti un disque culte au titre éponyme, en 1976, produit par Allen Toussaint, avec le concours du groupe de funk The Meters et d’une fratrie bientôt connue sous le nom The Neville Brothers. Big Chief des Golden Eagles, Monk Boudreaux a aussi sorti plusieurs disques bouillants, sous son nom ou avec The Wild Magnolias, dont l’album fondateur est paru chez Barclay en 1974, équipé du tube Smoke My Peace Pipe (Smoke it Right).

The Wild Magnolias - Smoke My Peace Pipe (Smoke It Right) (1974)

 

La tribu était alors menée par Big Chief Bo Dollis, disparu en 2015. Son fils, Big Chief Bo Dollis Jr., lui succède aujourd’hui en introduisant des éléments de hip-hop et de reggae sur My Name Is Bo, en 2021, avec Flagboy Giz. La relève est assurée, grâce à un groupe de funk comme Cha Wa dont les albums Spyboy (2018) et My People (2021) ont été nommés aux Grammy Awards. Ou grâce à 79ers Gang, formé par deux Big Chief de tribus rivales, qui intègre hip-hop et bounce music et se produit pour la première fois en France en décembre, au musée du quai Branly et aux Trans Musicales de Rennes.

79ers Gang - Brand New Day (2021)

 

Cha Wa - My People (2021)

 

Chargés d’une telle histoire, les Black Indians restent un motif de fierté constamment revitalisé par les luttes sempiternelles du peuple africain-américain. Les générations se succèdent et l’héritage se transmet. Ainsi, le trompettiste de jazz Christian Scott, six fois nommé aux Grammy Awards, se fait désormais appeler Chief Xian aTunde Adjuah, dans le sillage de son grand-père, Big Chief Donald Harrison Sr., disparu en 1998. Aussi mystique que politique, peut-être Scott fut-il lui aussi visité, à l’image de Big Chief Victor Harris. Celui-ci racontait, lors du colloque au musée du quai Branly, que « l’esprit de Fi Yi Yi » s’est adressé à lui, dans un rêve, pour le sommer de reconnecter ses racines africaines : « Tu n’es plus un Indien. Tu es un homme noir. Tu es un Africain. »

Flagboy Giz and The Wild Tchoupitoulas - We Outside (2022)

 

 

 

Eric Delhaye

Eric Delhaye
Journaliste, Eric Delhaye se consacre au domaine culturel en général et musical en particulier, en s’intéressant notamment aux questions historiques, territoriales, sociales et politiques que les sujets soulèvent. Il collabore régulièrement avec Télérama, Libération et Le Monde Diplomatique. 

 

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