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Bernard Aubert © Frank Tenaille

Bernard Aubert : Alchimiste d’une ville-monde

Frank Tenaille rend hommage à Bernard Aubert, cofondateur de la Fiesta des Suds et de Babel Med Music, qui nous a quitté dimanche 13 août, à l’âge de 72 ans.

 

Nous nous sommes vus pour la dernière fois au seuil de l’été. Pudique, il m’avoua que ça n’allait pas fort. Et de nous faire faux bond, comme avant lui Bernard Souroque. Ces deux fous de musiques, je les ai connus à Nîmes en 1983, à deux pas du Prolé, célèbre café-social cher à Jean Paulhan. Ils venaient d’y lancer, de pair avec Christian Goudin, Musique en stock, une sorte de New Morning en région. Un espace où, de 1983 à 1989, se produiront des formations aussi diverses que celles de Chet Baker, les Lounge Lizards, Los Van Van, Johnny Clegg, les Rita Mitsouko, Jacques Higelin. Et depuis nous sommes restés complices, partageant l’idée que la musique c’était toujours plus que çà si on la concevait dans sa pleine acception, sociétale, patrimoniale, libidinale, bref politique. 

A l’époque nos lascars ne doutaient de rien. Ils avaient une ambition simple : mettre le feu à la belle endormie nîmoise. Leurs bagages de militants soixante-huitards les y poussaient et comment mieux faire passer des ambitions de transformations sociales sinon au moyen de la musique ? A ce titre, Bernard Aubert, était conforme avec ses années libertaires et ses engagements comme éducateur spécialisé - période « éducation populaire » - de sa période grenobloise. Ainsi sous la mandature du maire visionnaire, Jean Bousquet, fut lancée dans la cité romaine la Feria des musiques de rue. L’idée étant d’ouvrir la féria traditionnelle aux musiques du monde et aux arts de la rue, rares à l’époque. Aussi autour des arènes, se croisèrent aussi bien Royal de luxe que Zingaro, le Groupe F que Doudou N’Diaye Rose, La Mano Negra que Les Gypsy Kings, Cheb Mami que Chico Buarque. 

Leurs sources d’inspiration, ils la trouvaient du côté des grands rassemblements festifs de la planète à l’instar des Fallas de Valence ou du Mardi-gras de la Nouvelle-Orléans, riches de leurs dynamiques transgénérationnelles, de leurs échanges entre sacré et profane, d’un hédonisme marié à des gastronomies, des styles vestimentaires, des rites collectifs. Autant d’ingrédients qui firent que durant une décennie Nîmes fut un laboratoire festif rare (de pégoulades en Festival de flamenco, de Printemps du jazz en Quartiers en fête, voire de méga-concerts aux arènes comme celui d’un Paul Simon). Un creuset où bien des cités françaises vinrent à la pêche aux idées. 

Plus tard nos deux « ambianceurs » vont exporter leurs savoir-faire. Le Perpignanais Bernard Souroque avec ses sons et lumières XXL, façon Canavacalde de Saint-Denis (1998), La Massalia (en 1999 pour les 2600 ans de Marseille), La Marscéleste (2000), puis comme directeur artistique du Festival de jazz des cinq continents. Le Nîmois Bernard Aubert avec le lancement de la Fiesta des Suds à Marseille en 1992. Un évènement aux allures de bodega géante qui pérégrinera de J4 de la Joliette en Manufacture de tabacs de la Belle de Mai (1996) puis en Dock des Suds. Un incendie dévastateur en 2005 l’emmenant à aménager un nouveau site, dans la Halle aux sucres, son domicile pendant de nombreuses années. L’insatiable rénovation urbaine d’Euroméditerranée la contraignant enfin à s’installer sur la ventée Esplanade J4.

 

Sous l’égide de Bernard Aubert, de l’indispensable Florence Chastanier, de Catherine Vestieu, de Marc Aubergy, de toute une tribu pleine d’idées, la saga de la Fiesta des Suds va prendre son essor aidée principalement par le Conseil général socialiste. Il s’opère dans un contexte plutôt porteur. 

Après trente-trois ans de defferrisme, un besoin d’aggiornamento se fait sentir, pas simplement sur le terrain de la rénovation urbaine (EuroMéditerranée, Belsunce, Le Panier, le Métro, l’idée du Mucem…). Robert Vigouroux qui a pour adjoint à la culture Christian Poitevin (Julien Blaine dans le monde de la poésie sonore) impulse de nouvelles perspectives. En témoigne, en 1992, le lancement de La Friche dans le quartier de la Belle de Mai dans l’ancienne Manufacture des tabacs et le rôle actif de salles modestes, tout une « movida » que rythme l’important hebdomadaire culturel Taktik (1988-2000) autour de Didier Urbain et Marianne Doullay. 

Pour le moins, dès la première édition, une foule de 12.000 personnes prend d’assaut le hangar de la Fiesta alors que les organisateurs misaient sur 2.000. A l’évidence, il y avait une appétence pour des musiques venues d’ailleurs et mises en espace hors des sentiers battus. Les soirées dans diverses communautés en ayant déjà témoigné tout comme certains rendez-vous comme Nuits Blanches pour la Musique noire qui prit possession du Pharo en 1988 puis des Iles du Frioul en 1990 (avec ses rencontres aux thématiques géo-politiques (mondialisations, dialogues Nord-Sud, créolisations ) ou encore le Festival MIMI (Mouvement International des Musiques Innovatrices) du à Ferdinand Richard. 

Avant-gardiste et cosmopolite, forte d’une équipe de talents (dont des plasticiens-concepteur comme Ray Lubrano), La Fiesta des Suds invente un imaginaire urbain à partir de l’histoire du port et de ses habitants, tressant ceux de la Mare Nostrum ou de plus loin. L’écrivain Jean-Claude Izzo comparant assez justement l’aventure des Fiestas des Suds aux Cahiers du Sud d’un Jean Balard qui firent se croiser tant d’écrivains du monde. 

Capea goyesque, Force basque, castellers catalans, bal sévillan, carnaval brésilien, performers d’exception (Ben, Robert Combas, Moya…), photographes mythiques (Alberto Korda, Sébastien Salgado, Malick Sidibé…), vidéastes, plasticiens… tous ceux qui ont fréquenté les saisons Fiesta ayant l’impression de s’immerger dans un étonnant chantier d’art en mouvement.

La suite est connue à travers une affiche riche de 6000 artistes. La Fiesta devint un étendard culturel pour le renouveau d’une ville-monde jusque là guère prolixe sur ce statut enviable. De fait comme l’analysait Bernard Aubert, « l’originalité de cette ville, c’est qu’elle a une diversité dans un moule commun. Ici, l’on se dit Marseillais avant de se replier dans un groupe ou une communauté ». Et donc, si le dépassement de cette schizophrénie avait été assumée par des acteurs du cru (de Massalia Sound System à I.A.M) il restait à appliquer une médecine à un public provençal large. Scènes multiples, dance-floors, bistrots, stands culinaires, hangars décorés « aux couleurs du Sud » seront les cadres de cette thérapie. Avec pour ordonnance, une ligne artistique balayant tous les champ des musiques (musiques du monde, rock, pop, chanson, hip-hop, électro…), la révélation d’artistes émergents comme la mise à jour d’icônes populaires. Soit en définitive un festival comme un art de vivre ayant l’idée que « la musique est un bruit qui pense ».

Dire que la perpétuation de la Fiesta aux Docks fut un chemin de roses est un euphémisme. Le mundillo politico-industriel marseillais est d’une extrême rouerie qui cultive clans et clientélismes, pactes ou inimitiés, accommodant à son aïoli les règles démocratiques. 

 

D’où la réalité d’un microcosme humain qui, selon la formule locale, est parfois un sacré pastis. Bernard Aubert, indépendant de caractère et adepte du franc-parler, sut plus que d’ordinaire y godiller pour maintenir l’essentiel. Aussi lui doit on nombre de coups de gueule comme en 2001 : « Marseille, une ville de musique? Cette image est totalement artificielle. On a changé l’image de la ville, grâce à IAM, Massilia ou Marius et Jeannette, c’est bien. Maintenant il faudrait modifier le contenu. Or la musique et les lieux qui la font n’ont jamais été soutenus par les institutions. On nous dit « Marseille, la Méditerranée…», mais c’est bidon ! Il n’y a même pas d’endroit pour le Raï! Pourquoi ne pas imaginer deux ou trois cabarets orientaux dans la ville ? La Fiesta finie, on se retrouve dans des lieux, certes sympathiques, mais pas à la dimension d’une ville de 800.000 habitants. Le touriste qui vient ici avec un imaginaire de la ville trouve une réalité pas à la hauteur ». Preuve, parmi d’autres, d’une vision stratégique d’une réalité culturelle en archipel et d’enjeux qui concernaient, certes au premier chef, la ville, mais qui la dépassait.

On le constatera avec Babel Med Music, salon-marché des musiques du monde. Une idée qui germa au sein du collectif Medinma (Méditerranée in Marseille) mis sur pied par dix acteurs culturels dont Bernard Aubert. On est en 1995 et le Sud méditerranéen, avec ses criantes disparités, est marqué par la quasi absence « d’industries musicales ». Un premier colloque, Méditerranée : tradition et modernité, esthétique et industrie, des concerts, un Guide des musiques de méditerranée, actent la naissance de l’association, outre maintes initiatives avec des partenaires comme Zone Franche (Le réseau des musiques du monde), des ONG, les sociétés civiles du spectacle. Medinma décidant, pour se faire les dents, d’inviter via la ville, la troisième édition du Stricky Mundial, un marché des musiques du monde créé par le EFWM, réseau européen d’organisateurs de festivals. Dès lors, l’idée d’un « souk professionnel » sur la rive nord de la Mare Nostrum va se concrétiser.

Salon professionnel international, lieu d’échange pour un éco-système musical, plateforme de connexion, espace de rencontres autour des préoccupations économiques, culturelles et sociétales dans le secteur du spectacle vivant, festival ouvert au grand public : si Babel Med Music est devenu le hub méditerranéen des musiques mondiales, pour une bonne part on le doit à Bernard Aubert dont les convictions mais aussi l’entregent et la diplomatie bonhomme, si elle lui valait parfois galéjades de la part de ses amis, firent bien des miracles. La communauté des acteurs des musiques, riches de fortes personnalités, in fine, se retrouvant dans une forme d’agora intellectuelle et sensible (cf. les jurys de sélection, hauts en couleur de Babel Med conduits par Bernard Aubert et Sami Sadak) dans laquelle se déployait cette fraternité trans-frontières qu’il aimait partager autour d’une coupe de champagne.

Frank Tenaille

Babel Music XP, marché et festival nouvelle génération

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