Certains albums font avancer la musique. Ils ouvrent des voies, font émerger tout à coup des terres fertiles sur la mappemonde musicale, qui sans cesse redéfinit la géographie physique. À principiu est de ceux-là. Si cette propension à l’ouverture est dans l’ADN de L’Alba, groupe corse qui a connu plusieurs vies depuis son apparition sur la scène locale avant de se stabiliser ces dernières années, cette fois le coup de barre est remarquable. Le quatuor insulaire, noyau autour duquel gravitent quelques musiciens réguliers, est là où on ne l’attend pas. La surprise, d’abord, dès le premier titre. Et encore, au fur et à mesure que les morceaux se suivent. Puis, tout à coup, on comprend. Tout s’éclaire : la Méditerranée n’est pas un espace qui sépare, divise Nord et Sud sur la carte, une frontière ; elle est un espace qui relie, où les identités se rencontrent. En Corse aussi, n’en déplaise aux esprits étriqués, aux pense-petits, auxquels cet album fait un magistral pied de nez musical.
La magie opère tout au long de ce voyage mi- réel mi-fantasmé, loin des stéréotypes : « De Gibraltar au Bosphore », situe Ghjuvanfrancescu Mattei, l’un des chanteurs et guitaristes de la formation ; des studios britanniques de Real World d’où pourrait être sorti Sò diventatu au désert des Touaregs pour Guarisce, a-t- on envie de compléter. Cette ligne de crête parcourue d’un bout à l’autre de l’album passe bien sûr par l’Île de Beauté, centrale, fondamentale dans la démarche de L’Alba. Paghjella, intitulée ainsi en référence à ce chant traditionnel polyphonique entré au patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2009, rappelle « la base du chant corse ». Le respect des codes n’empêche pas de faire évoluer la matière. Les musiciens ont voulu prolonger ce qu’ils avaient déjà entrevu sur l’album précédent, A Parulluccia : l’accordéoniste Régis Gizavo « apportait ce qui manquait, un côté lumineux », explique Eric Ferrari, le bassiste. Tous deux s’étaient liés d’amitié lorsqu’ils jouaient ensemble par le passé.
La disparition tragique du virtuose malgache en 2017, sur son île d’adoption, a profondément affecté le collectif. Impossible, impensable de ne pas évoquer son souvenir sur ce nouveau disque. Alors ils ont convié sur Stranieru da l’internu (« étranger de l’intérieur », en français) le guitariste zimbabwéen Louis Mlhanga avec lequel le natif de Tulear avait beaucoup collaboré. Cette chanson est aussi celle qui a permis de trouver la combinaison idéale en termes de mixage. Après plusieurs propositions qui ne les satisfaisaient pas, les membres de L’Alba ont envoyé à l’ingé son la photo d’un guitariste autour d’un feu, entouré de quelques amis : voilà l’ambiance qu’ils recherchaient, celle qu’ils vivent et aiment partager. Pour que chacun se sente intégré à la chanson, sans même saisir le sens des paroles.
Le message a été parfaitement compris, contribuant à la réussite de l’ensemble. Pour les restituer au mieux, au plus près, comme si vous étiez assis juste à coté, encore fallait-il savoir capturer ces instants si furtifs mais si essentiels, comme l’attaque des doigts de Mokhtar Samba, invité de luxe sur plusieurs titres, lorsqu’ils touchent les percussions. Faire ressentir le caractère sacré quasi mystique de Di punta à l’abbissu, enregistré dans l’église d’un village. S’imaginer au centre du cercle, entrainé par la rythmique d’U Tornaviaghju et ce son clair de mandoline, quelque part entre Naples et la Grèce, et pourtant si corse dans ce chant rappelant celui de Charles Rocchi. Tourner, encore, quand le jeu collectif des musiciens en osmose transporte sur les rives Sud de la Méditerranée, comme si les liens avec le chaabi étaient évidents – jusque dans leur dimension vocale ! Une bonne production libère les émotions autant qu’elle sculpte une esthétique, et les exemples ne manquent pas sur À principiu.
Tout ce pouvoir évocateur dont est gorgée chaque chanson passe aussi par la langue, les mots. Entre métaphores et allégories, l’écriture de L’Alba est « protéiforme » pour que chacun s’y retrouve. Elle joue la carte des nuances plutôt que des affirmations, propose plusieurs niveaux de lecture. « À principiu », que répètent tel un leitmotiv les chanteurs sur le dernier morceau de l’album et qui lui donne son titre, ne peut-il pas s’entendre comme « au départ » ou « en principe » ? Laisser une part de mystère au moment de prendre congé reflète, au fond, la philosophie de L’Alba, dont le regard se perd à l’horizon, libre.
Bertrand LAVAINE