Il y a 100 ans, le 11 mars 1921 naissait à Mar del Plata en Argentine, un petit bonhomme dont le destin fut d’abolir les frontières du tango, de frotter cette musique à une multitude de styles existants et de terminer sa vie en géant de la culture du 20ème siècle. Aujourd’hui, sans Astor Piazzolla, le tango serait peut-être une langue morte et son instrument fétiche, le bandonéon, un vestige du passé et non l’objet du désir qu’il est devenu pour de talentueux musiciens ou des compositrices éclairées.
En 1954, Astor Piazzolla arrive à Paris, il a laissé derrière lui les bals tango de Buenos Aires, les nuits sans fin lors desquelles les musiciens n’ont pour objectif que de contenter les danseurs. Bien sûr, il est né dans le tango, son père lui a offert un bandonéon pour ses 8 ans, il a fini par s’attacher à l’instrument, à cette musique et maintenant il y excelle. A New York ou à Buenos Aires où il a vécu, les monstres sacrés Carlos Gardel ou Aníbal Troilo l’ont pris sous leurs ailes, mais la musique qu’il a dans le cœur est plus vaste. Bach ou le jazz ont changé sa vie.
A Paris il a emmené son bandonéon pour gagner un peu d’argent en cas de besoin, mais a surtout entassé dans une valise ses propres partitions qu’il veut montrer à Nadia Boulanger. Compositrice, amie de Ravel et de Stravinsky, Nadia Boulanger est alors la pédagogue musicale la plus réputée au monde. A travers les années elle sut mettre sur leurs propres voies des compositeurs comme George Gershwin, Leonard Bernstein, Aaron Copland ou Quincy Jones et Philip Glass.
Après avoir passé deux semaines à scruter les suites pour piano, pour hautbois et cordes, les thèmes pour clarinettes ou la musique de chambre d’Astor « Mademoiselle » donne son verdict : « Tout ce que vous m’avez amené est bien écrit, mais il ne s’y passe rien de particulier. » Elle lui demande ce qu’il joue dans son pays et il avoue le tango et le bandonéon laissé dans la chambre d’hôtel. Nadia Boulanger le pousse à jouer au piano un de ses morceaux. Après quelques mesures de son Triunfal, elle l’arrête, lui prend les mains et lui déclare : « Astor c’est très beau, cela me plaît beaucoup. Là est le vrai Piazzolla. Là est votre musique, ne l’abandonnez jamais »
Astor Piazzolla est alors au milieu de sa vie et ce conseil guidera le chemin qu’il va parcourir. Plus rien ne l’arrête, fort de sa connaissance historique du tango il y insère la ferveur du jazz, la majesté harmonique du classique, les expérimentations de la musique contemporaine et son génie visionnaire fait le reste. Envers les murs qui se dressent et contre ses nombreux détracteurs conservateurs, Piazzolla innove sans cesse, son Nuevo Tango inspire la jeunesse.
Pianiste et arrangeur argentin, Gustavo Beytelmann confirme : « Dans les années 60, pour les jeunes musiciens que nous étions, Piazzolla était un modèle de modernité, il a ouvert un chemin, démontré que le tango pouvait être un langage ambitieux et que ça valait la peine de donner sa vie pour une telle musique. »
A la fin des années 70 Piazzolla avait déjà repoussé des frontières, écrit l’opéra tango Maria de Buenos Aires, l’oratorio El Pueblo Joven, de nombreuses musiques de films et certaines des compositions les plus emblématiques de sa carrière comme Adios Nonino, Suite Del Angel ou Buenos Aires Hora Cero. En 1974 il enregistre un disque avec le saxophoniste alto Gerry Mulligan et Libertango, au morceau titre si célèbre.
En France les stars du cinéma Nadine Trintignant, Alain Delon ou Jeanne Moreau lui commandent des musiques de films et des chanteurs populaires le reprennent : Guy Marchand (Libertango-Je suis tango, tango) et Julien Clerc (Balada Para Un Loco.) Piazzolla se lie d’amitié avec George Moustaki, lui compose et arrange le Tango De Demain et une partie de son 33 tours de 1976.
Fin 1976 Gustavo Beytelmann est réfugié politique à Paris, pour une tournée européenne qui débute à l’Olympia, Piazzolla lui propose de rejoindre son Octeto Electrónico où tango, jazz et rock fusionnent. Le pianiste prend alors la mesure d’un artiste entièrement dévoué à son art : « Piazzolla respectait les personnes avec qui il travaillait mais était exigeant sur le terrain artistique. On passe la journée ensemble, on se change pour monter sur scène et fini la rigolade. Là c’était à la vie à la mort, il donnait tout ce qu’il avait. » Beytelmann découvre aussi un homme chaleureux, curieux, « On parlait de Brahms comme de Boulez », et toujours sur le qui vive : « Il avait une énergie considérable. Comme dans le groupe j’étais la personne la plus intéressée par des activités culturelles et qu’il dormait peu, vers 7 heures il pouvait venir frapper à ma porte en disant : Allez Gustavo ici on m’a dit qu’il y avait une église du 13ème siècle formidable. Viens la voir avec moi. Je lui disais Astor il est 7 heures ! Et bien après tu feras une sieste. »
Astor Piazzolla avec son Octeto Electrónico (Gustavo Veytelmann au piano)
L’expérience ne dure que quelques mois, Piazzolla retourne en Argentine et refonde son quintet. Beytelmann poursuit une brillante carrière en Europe et reste attentif aux évolutions du tango. A la fin des années 90, il rejoint un trio de jeunes musiciens, le guitariste argentin Eduardo Makaroff, les producteurs Christoph H. Müller et Philippe Cohen-Solal, qui poursuivent une idée sans savoir où elle va les mener.
Force motrice de Gotan Project, Cohen-Solal se souvient des débuts de l’aventure : « Les musiciens qui venaient jouer ne comprenaient pas ce que l’on faisait et nous même ne savions pas trop. Le premier qui a réagi c’est Beytelmann qui était pourtant le plus âgé de tous les musiciens impliqués. Il nous a dit : Dans ce que vous êtes en train de faire il se passe quelque chose de fort. Nos inspirations étaient les percussions argentines, la musique de Piazzolla, le dub, la house, la techno, le hip hop, mais cette nouvelle cuisine n’existait pas. »
Et dans cette innovation, l’esprit de Piazzolla brille : « Sans lui, Gotan Project n’aurait jamais existé, ce n’est pas un hasard si notre premier morceau » Vuelvo Al Sur » était l’un des siens. Au départ Christoph et moi ne connaissions rien d’autres, c’est Eduardo qui a apporté le reste de cette culture. Piazzolla était un compositeur incroyable, il a ouvert toutes les portes et les fenêtres imaginables. Nous on n’a fait que rentrer par un courant d’air. »
Durant la décennie de son existence Gotan Project rencontre un succès planétaire. Depuis Philippe Cohen-Solal a produit Salif Keita ou ses propres projets inspirés par la country The Moonshine Sessions ou le récent Outsider en hommage à l’artiste brut Henry Darger. Mais le tango est toujours dans un coin de sa tête :
« Je n’ai jamais vraiment arrêté d’en faire. J’ai co-composé et réalisé l’album » Buenos Aires 72 » pour la chanteuse argentine Marina Cedro et produit des tangos pour des musiques de films. Aujourd’hui j’entends beaucoup de choses liées à la musique classique, des gens très jeunes qui font du tango. Cette musique n’est pas morte. »
Gustavo Beytelmann fait le même constat : « Il y a en Europe de nombreux musiciens de haut niveau qui dédient leur vie au tango et ça c’est nouveau, ça n’existait pas il y a 20 ans. »
Parmi eux il y a les deux musiciens allemands Claudio (Violoncelle) et Oscar Bohórquez (violon) qui l’accompagnent sur le magnifique Piazzolla : Patagonia Express Trio et il ne tarit pas d’éloges sur Louise Jallu avec qui il a enregistré Piazzolla 2021 : « Piazzolla me disait que le tango était une possibilité de langage extrêmement ambitieuse. En écoutant le travail de Louise Jallu, on se dit qu’il avait raison. Je pense qu’elle va aller loin. »
Louise Jallu est née à Gennevilliers dans une famille de mélomanes. Elle se souvient : « Mes parents ne m’ont pas demandé si je voulais faire de la musique, mais quel instrument je voulais apprendre. » Comme sa sœur aînée, elle choisit le bandonéon. A la fin des années 80 le compositeur contemporain Bernard Cavanna crée une chaire de bandonéon au conservatoire de Gennevilliers où elle étudie avant d’y devenir enseignante. La passion de Louise pour l’instrument est totale : « Quand je joue du bandonéon, je le ressens comme une partie de moi-même. C’est un souffle, des poumons, une voix. Je parle et m’exprime à travers lui. Son timbre est magique. La combinaison des touches offre des possibilités inouïes. Sur les deux claviers chaque touche correspond à deux notes qui s’intervertissent en tirant ou en poussant le soufflet. » Comme le maestro, Louise évolue dans le monde du classique, de la musique contemporaine, du jazz et du tango : « Piazzolla est la figure emblématique non seulement du tango mais aussi du bandonéon. Il a développé son langage, l’a fait passer du rang d’instrument d’orchestre à celui de soliste. » Co-arrangé avec son ancien professeur Bernard Cavanna, interprété par son quartet augmenté du piano de Beytelmann et du bugle de Médéric Collignon, son Piazzolla 2021 est une franche réussite.
Dans les dernières années de sa vie, Piazzolla connait enfin la reconnaissance dans son pays et son rayonnement est international, mais il continue à aller de l’avant. Il se produit en duo avec la chanteuse italienne Milva, joue et enregistre avec le vibraphoniste Gary Burton, en France il monte sur scène avec Didier Lockwood, Jacques Higelin et l’Orchestre National de Lille. Il compose pour le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, le Kronos Quartet, le théâtre d’Alfredo Arias (Familles d’artistes) ou le cinéma de Fernando Solanas (L’exil de Gardel et Sur). Il enregistre une trilogie d’albums remarquables avec le producteur de latin jazz Kip Hanrahan : Tango : Zero Hour, The Rough Dancer and the Cyclical Night et La Camorra. Des jazzmen qu’il admire, Pat Metheny, Chick Corea, Keith Jarrett ou Al Di Meola, lui commandent des compositions. A l’arrivée son œuvre est immense, la Sacem recense un catalogue de 722 oeuvres.
En 1989, trois ans avant son dernier souffle, Piazzolla confie à un ami journaliste : « J’ai une illusion : que mon œuvre soit écoutée en 2020 et en 3000 aussi. » La première partie de son souhait étant largement réalisée, espérons que nos descendants auront la chance d’attester de la seconde.
Concert d’Astor Piazzolla et son Quintet Tango Nuevo en 1984 pour TV Pùblica de la Democracia (Buenos Aires) avec Pablo Ziegler (piano), Fernando Suárez Paz (violon), Oscar López Ruiz (guitare), Héctor Console (contrebasse) & Raúl Lavié (chant) (1984)
Les propos cités d’Astor Piazzolla et certaines informations sont tirés de l’excellente biographie « Astor Piazzolla-Libertad » (Coup de Cœur de l’Académie Charles Cros 2021). Les auteurs Marielle Gars et Sébastien Authemayou sont aussi respectivement pianiste et bandonéoniste du duo Intermezzo, dont le dernier album est inséré dans le livre en contrepoint musical de la vie du maestro. Le site du duo.
Pour célébrer le centenaire Piazzolla, Gotan Project a publié une savoureuse playlist ici.
Le 26 avril 2021 Fip fêtera ses 50 ans et les 100 ans de Piazzolla avec un concert où vont notamment participer Louise Jallu et le Patagonia Express Trio.