Pendant longtemps, la musique soudanaise est à l’image de la société de lors : religieuse et rurale. Les mouvements soufis prédominants influencent le “madi”, louanges au Prophète chantées et accompagnées de percussions ou du tambur, la lyre nationale. En accompagnant les vagues de migration des campagnes aux villes dans la première partie du XXe siècle, le madi se sécularise et devient plus festif : arrivé à Khartoum ou à Omdurman il est devenu “haqiba” (ou valise en arabe). Des studios d’enregistrement du célèbre Dmitri Albazar aux noces et fêtes en tous genres, l’irrévérencieuse haqiba fait chanter et danser le public jusqu’au bout de la nuit avec ses poèmes portés par un rythme lancinant pentatonique. Les premières stars du genre se prénomment Mohamed Ahmed Saroar, Abd Al Karim Abdallah ou encore Khalil Farah qui enregistrera A’zza fi hawa (Je t’aime Azza), déclaration d’amour à une allégorie à peine voilée du Soudan.
Khalil Farah - Aza fi hawak
Alors que la haqiba gagne en popularité, la voilà qui se joue des politiques coloniales et gagne les coeurs de tous les Soudanais : les Britanniques qui contrôlent alors le pays imposent leur « Southern Policy », séparation culturelle entre le Nord (plus arabophone et musulman) et le Sud du pays ? Qu’à cela ne tienne, la musique profitera du développement économique insufflé par ces derniers pour prendre racine dans la contre-culture des nouveaux quartiers urbains qui vident les campagnes de leur population au Sud, au Nord, à l’Est, à l’Ouest. Le gouverneur général dépêché par Londres fait ouvrir Radio Omdurman à l’aube de la Seconde guerre mondiale pour diffuser une propagande pro-alliée en arabe, sur le modèle de BBC Arabic ? Très vite la haqiba en envahit les ondes et devient la bande originale du pays tout entier, créant des émules qui copient le « style Omdurman ». Les pionniers Ibrahim Al Kashif et Aisha Al Fellatiya chantent à la radio à partir de 1942-1943, accompagné bientôt pour le premier au piano, au qanoun, à l’accordéon, au violon puis aux cuivres sur le modèle des fanfares militaires importé par d’anciens soldats soudanais ayant servi dans l’armée égyptienne.
Ibrahim Al Kashif - Al lahn al khalid
De son côté Aisha Al Fellatiya chante Yajou a’ideen (Ils reviendront) en l’honneur des jeunes recrues parties combattre Mussolini dont elle assure un temps le divertissement. D’origine nigériane, introduite comme beaucoup d’autres au chant par la récitation du Coran, elle alterne chansons d’amour et contenu plus politique, comme un écho aux célèbres hakamat, chanteuses traditionnelles spécialisées dans le répertoire martial, et de manière plus contemporaine aux poèmes de la miliante Hawa Ja’ Al-Rassoul. Se produisant souvent avec sa soeur, chanteuse de mariage à ses débuts, Aisha Al Fellatiya fait face par son genre et son ascendance à une certaine opposition avant de connaître jusque dans les années 1960 une grande popularité au Soudan et en Égypte.
Aisha Al Fellatiya - Yajou a’ideen
Devenue Radio Soudan, la première radio nationale porte des années 1940 aux années 1960 l’âge d’or d’une musique à l’image d’un pays affranchi de la tutelle de Londres comme de celle du Caire ou d’au-delà. Emblème de l’époque, l’émission Rubu’ Al Sudan diffuse des artistes représentant la diversité culturelle du Soudan et contribue au renforcement d’un sentiment national. Rock, pop, rythmes latinos entrent dans la danse avec Sayyid Khalifa et son Mambo al Soudani, tandis que le groupe Al Aqarib (Les Scorpions) s’essaie au jazz. Découvert par Rubu’ Al Sudan, Sharhabeel Ahmed introduit pop, soul et guitares électriques avec ses tubes Argos Farfish et Al Lail Al Hadi, carton en 1973 dans toute la région.
Sharhabeel Ahmed - Argos Farfish
Quelques années plus tôt, c’est le géant Mohammed Wardi qui fait ses premiers pas sur les ondes. Également joueur de tanbour, révélé par Radio Omdurman à la fin des années 1950, il chante en arabe et en nubien l’amour des femmes, de sa Nubie natale et du pays. Militant communiste exilé en Égypte après le coup d’État de 1989, il est aussi extrêmement populaire en Afrique de l’Est, comme de nombreux autres artistes soudanais.
Mohammed Wardi - Al-Mourasil
Pour l’instant tout va bien, ou presque : le ciel s’assombrit momentanément avec l’interdiction du multipartisme et la première guerre civile soudanaise à laquelle le Président Nimeiri met fin en 1972. Khartoum est encore une ville très cosmopolite, avec ses boîtes de nuit, ses dancings, ses cafés, ses cinémas, ses bars. Les stars de l’époque sont les trois soeurs du groupe Balabil, qui prônent l’ouverture de la communauté nubienne dont elles sont issues.
Al-Balabil - Acha saghira
Néo-Haqiba ou autre, la musique met en valeur des régions jusqu’à présent marginalisées comme la Nubie, le Darfour de Omer Ihsas ou Kordofan, fief du célèbre chanteur Abdel Gadir Salim. Ce dernier rompt avec la haqiba pour mettre en valeur le répertoire de sa région d’origine et populariser le merdoum qui mêle tradition musicale nubienne et influences arabes des tribus bédouines, collectant par ce biais de nombreuses chansons populaires.
Abdel Gadir Salim - A’abir Sikkah
Le rideau tombe en 1983 lorsque l’ex-communiste Nimeiri s’allie avec les partis islamistes et proclame pour la première fois l’application de la sharia en 1983 : l’alcool est interdit, les bars ferment, les fêtes de mariage doivent faire l’objet d’une autorisation et se terminent souvent par l’intervention des forces de police si le couvre-feu n’est pas respecté. En première ligne, les musiciens peinent à enregistrer et sont régulièrement arrêtés alors qu’un climat de terreur à partir du coup d’état de 1989 bannit toute activité politique et réduit la liberté d’expression à néant. Beaucoup d’artistes quittent le pays pendant que le régime n’autorise désormais quasiment que chansons religieuses appelant à la guerre sainte contre les populations du sud. Symbole de ces années de plomb, le chanteur Khogali Osman est assassiné en 1994 dans un club à Omdurman.
Khogali Osman - Asma’na mara
Au Soudan ou à l’étranger, nombreux sont ceux qui n’ont cessé d’écouter cette haqiba à la fois désuète et vestige d’une époque paradoxalement moderne, dont l’ADN porte les gènes d’un pays uni qui parle à tous. Ana Afriqi ana Soudani (Je suis africain, je suis soudanais), oeuvre du célèbre poète Alsir Gadour mise en musique par le toujours très populaire Ibrahim Al Kashif, est ainsi devenu le cri de ralliement de la révolution de 2019.
Ibrahim Al Kashif - Ana Afriqi, Ana Soudani
Sounds of the world : Music & Revolution, “Ana Afriki, Ana Sudani”