Deuxième pays le plus peuplé du monde, aux multiples subtilités religieuses, linguistiques et culturelles, on résume pourtant le plus souvent l’Inde à son expression musicale la plus folklorique… ou cinématique ! À tort car, à l’instar d’une scène metal sous-estimée, son reggae s’avère nécessaire pour comprendre une jeunesse souhaitant redéfinir les contours de leur société à coup de sound systems.
La musique indienne – et ce quoiqu’en soit ses nombreuses variétés – est issue d’une longue tradition et transmission… Une tradition qui, malgré l’éclatement du système colonial et ses différences politiques, reste la voix majoritaire d’un sous-continent, aujourd’hui partagé avec le Pakistan, le Bangladesh, le Népal et le Sri Lanka. En cause : un foyer de civilisations parmi les plus anciennes du monde contenu dans cette région d’Asie du Sud.
D’autant que, a contrario des autres musiques asiatiques de l’aire bouddhiste inspirées par le théâtre, la musique indienne est liée à la danse… Avec une pratique faisant partie de l’éducation des plus hautes castes, mais aussi un enseignement traditionnel gratuit entre maître et disciple qui en facilite l’accès à toutes les couches de la société. On distingue ainsi principalement deux grandes familles : la musique classique (les traditions charmeuses et hindoustanies du Nord face à celles improvisées et carnatiques du Sud) ; puis la musique populaire régionale – aux styles et instruments propres – issue du cinéma de Bollywood (ex. : A. R. Rahman) ou du répertoire folklorique.
Or, si depuis 30 ans les allers-retours au Royaume-Uni ont permis la création d’un courant national inspiré des derniers courants électroniques (en particulier le style bhangra au Punjab) et une pop métissée dans les grands centres urbains, ils ont aussi favorisé une jeune scène reggae indienne qui se révèle plus politique que sa fusion techno, house funky, bass music ou electronica. Le tout, grâce au “sound system“, ce matériel de sonorisation quasi-totémique utilisé lors d’une fête ou concert, désignant ainsi par extension un groupe d’organisateurs de soirées le mettant à disposition avec des transitions entre les morceaux le plus souvent assurées par des MC…
La pratique est née dans les ghettos jamaïcains de Kingston, à la fin des années 40. Exclus, les plus modestes, n’ayant pas accès aux spectacles ou clubs, diffusaient alors leur musique dans la rue. Une culture qui s’émigre ensuite en Angleterre (puis en France, via le mouvement free party, à la fin des années 80), avant finalement d’imprégner l’Inde depuis une dizaine d’années.
Aux dires du réalisateur Roy Dipankar (qui tourne actuellement un film sur cette “sound system sanskriti“), son implantation serait due au succès de l’artiste Apache Indian : « D’origine indienne et basé au Royaume-Uni, l’artiste a multiplié les tubes au début des années 90 qui ont eu un impact énorme sur les jeunes Indiens – culturellement comme musicalement ! Cet impact fut même si important que cet artiste a chanté des chansons pour Bollywood, accélérant d’autant plus la reconnaissance du genre, et ce même si aujourd’hui le public reggae s’est élargi en intégrant des formes dub, roots, ska et dancehall. »
Démarrant sa carrière musicale en 2008 à Hyderabad (ville à la frontière de l’Inde du Sud et du Nord, où les hindous et musulmans ont coexisté paisiblement pendant des siècles), l’artiste indien Dakta Dub confirme l’émergence spontanée de toute une scène reggae à ses côtés : « Au Nord, au sultanat de Delhi, il y a le groupe Reggae Rajahs (composé de DJ Mocity, General Zooz, Diggy Dang et Ziggy B). L’année suivante, et précédant les Ska Vengers, c’était au tour de Bass Foundation (Delhi Sultanate, Praxis et Martin Klein) à New Delhi, jouant de nombreux clubs/festivals et créant un sound system avec Begum X. Au Nord-Est ? Drew Drops, un groupe roots de Meghalaya. » Même les femmes, à l’image de Manmeet Kaur, participent à l’élan.
Même les expatriés rejoignent le mouvement, comme avec le français Rudy Roots Selekta à Goa (Sud-Ouest), pourtant connu jusque-là pour sa Full Moon Party sur les plages d’Anjuna et Vagator, un des plus importants rassemblements de la musique trance (nés à la fin des années 80, lorsque les néo-hippies délaissèrent les guitares au profit des synthétiseurs). Fin 2015, un sound system est même construit sur place (le 10 000 Lions) pour les visiteurs étrangers. Quelques mois plus tard, début 2016, l’Inde y accueillera ainsi son 1er festival de reggae où se côtoient de nombreuses légendes nationales et internationales : le Goa Sunsplash. L’événement en est depuis l’un des principaux tremplins, œuvrant pour la reconnaissance d’artistes comme Hania Lutufi (Sri Lanka), Joint Family International (Népal) ou pour les Indiens Subid Khan & Manu Roots Ensemble, Delhi Sultanate et… Dakta Dub. Forts de leur succès et portés par la diffusion de clips du genre sur MTV (les internationaux Inner Circle, Chaka Demus, Big Moutain…), trois nouveaux sound systems sont actuellement en construction : le Monkey (à Hyderabad), le Small Axe Sound (Shillong, au nord-est) et le Tanday.
Et pourtant, comme le résume le réalisateur Roy Dipankar, il est actuellement impossible de vivre du reggae en Inde : « Les infrastructures ne permettent pas des revenus réguliers pour les sous-cultures musicales indépendantes… Le système étant très désorganisé, les artistes ne peuvent donc compter que sur les concerts, rendus difficiles dans un contexte pandémique ! D’autant que les clubs nationaux ne sont pas toujours favorables à la diffusion de ces genres underground qui ont, par définition, peu de résonances commerciales. C’est triste et contradictoire, mais il faut être connu pour se faire reconnaître… » À croire que cet ex-publicitaire/journaliste et ancien employé d’Universal music se passionne pour les causes perdues : l’année dernière, c’est la sortie d’un long documentaire sur la scène metal – ne pouvant pas plus se professionnaliser – qui avait occupé ses cinq dernières années… Le courant agissait alors à coup de décibels comme une réponse à la hauteur de la dureté de la société, son conformisme et sa morale corsetée, rejetant le mainstream au profit d‘une communauté plus inclusive et d‘une spiritualité alternative.
Avec les mêmes motivations et l’idée de jouer les trouble-fêtes face à l’immobilisme de la scène traditionnelle, le reggae choisit pourtant une voie médiane dans cette région imprégnée de conflits géopolitiques, radicalisme religieux, nationalisme et autre terrorisme, refusant une certaine idée de la verticalité de la musique… Pour l’artiste Dakta Dub, ce mouvement de fond est ainsi une vision « plus juste, plus authentique et démocratique de la voix du peuple. cette musique est un mélange d’ethnies indiennes, diverses mais unifiées. C’est l’occasion de réconcilier saveurs locales, traditionnelles et classiques, tout en étant tourné vers l’extérieur ! Ce sont pour ces raisons que la création de nouveaux sound systems inaugure de futures révolutions locales… D’autant qu’il est temps de rappeler ce qui nous unit avec la Jamaïque depuis le 18e siècle et comment la culture indienne a par exemple influencé Leonard Howell, le fondateur des Rastafari. »
Comme un anniversaire inconscient, le sound system de Dakta Dub sera d’ailleurs inauguré dans un temple Shiva, vieux de 200 ans, où il a été élevé. Ou comment, au jeu des boucles sonores, le cycle a finalement retrouvé son origine… En espérant qu’il trouve écho.
Sound System Sanskriti - Documentaire de Roy Dipankar, 2022. (ROYVILLE MEDIA)