Longtemps dévalorisées en Colombie, les racines africaines irriguent les musiques des côtes Caraïbe et Pacifique et les tubes électro urbains colombiens, depuis l’arrivée des esclaves (et plus tard des disques de soukous) à Carthagène !
On le sait peu, mais la Colombie accueille la seconde population d’afro-descendants la plus importante d’Amérique latine, juste après le Brésil. Et on le sait peut-être encore moins, mais c’est en Colombie que s’est constituée la première enclave d’esclaves libres du Nouveau Monde ! Bien avant qu’Haïti ne devienne la première république noire en 1804, à Palenque de San Basilio, les tambours avaient déjà le droit de résonner librement depuis le XVIIe siècle, à 70 km du port négrier de Carthagène. Un centre de résistance, bien caché dans les contreforts des Montes de Maria, reconnu par le Roi d’Espagne, et aujourd’hui déclaré « chef d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité » en 2005 par l’UNESCO.
Kombilesa Mi - Vamos Pal Baile (mené par Afroneto, qui se comme revendique de la mouvance « Rap foklorique palenquero », en mêlant le hip hop aux rythmes cumbia, mapalé, bullerengue, son palenquero, puya ou sukouss !)
Loin des côtes négrières et de l’agitation coloniale des villes, c’est donc dans cette première nation libre indépendante, fondée par des marrons menés par Benkhos Bioho (né en Guinée), qu’ont pu survivre les rythmes et les chants traditionnels d’Afrique importés par les 600 000 esclaves, Bantu, Wolof, Yoruba, Mandingues ou Ashantis, débarqués à Carthagène avant d’être envoyés dans les mines ou les plantations du pays.
De fils en aiguilles, de rituels en transmissions et en apprentissages, à Palenque de San Basilio, les musiciens n’ont jamais cessé de faire vivre des chants parfois disparus ailleurs aujourd’hui, tout en cultivant le palenque, une langue afro-colombienne qui créolise l’espagnol, le portugais, le kicongo et le kibundu.
A San Basilio de Palenque on croise encore Los Alegres Ambulancias (littéralement Les Joyeuses Ambulances), une formation qui cultive toujours des rythmes venus d’Afrique. Depuis plus de trois siècles, comme les griots, elle accompagne toutes les étapes de la vie, et notamment les fêtes funéraires pour permettre aux âmes de passer dans l’autre monde…
Depuis des générations, ces chants ont donc été transmis, en conservant leur dimension rituelle et sacrée, pour permettre le passage vers l’au-delà, pendant que, comme ailleurs, la famille et les amis du défunt boivent en son honneur devant son cercueil…
Il aura fallu la venue de Lucas Silva, un jeune réalisateur colombien de documentaires pour que ces mystérieuses formules musicales parviennent aux oreilles occidentales.
A la fin des années 90, après avoir écumé les disquaires africains de Château Rouge à Paris où il a fait ses études de cinéma, Lucas visite San Basilio. « C’était vraiment un choc ! » se souvient-il. Il décide alors d’enregistrer ce patrimoine musical et de le sortir en CD sur son foisonnant label Palenque records.
El Sexteto Tabalà
Grâce à la magie des enregistrements de cette fin du XXe siècle, ces voix et ces tambours funéraires sont même arrivés jusque dans les sound systems colombiens, qu’on appelle “picos” en hommage aux “pick up” (tourne disques). Ces discothèques géantes à ciel ouvert sont nées à Carthagène dans les années 50.
Picos et champetta
Comme en Jamaïque, quelques bricoleurs ont commencé à monter leur petit commerce culturel en amplifiant des platines et en proposant des bières. Et encore aujourd’hui, les DJ clament que leur pico, El Ciclon ou El Sibanicu, est le meilleur du monde, ils relaient des news locales, les horaires des funérailles, les soldes sur les bananes, le tout entrecoupé par les dernières nouveautés musicales. Après les 78 tours de jazz cubain ou de tango argentin arrivés à Carthagène et à Baranquilla dans les cales des cargos, puis les vinyles africains importés par les marins au début des années 70, aujourd’hui la fièvre digitale s’empare des picos, mais l’influence des sons africains reste primordiale.
« Un vrai sound system, un pico, ça te secoue le corps, ça casse les vitres, ça fait éclater les ampoules ! On disait même que ça réveillait les abeilles les plus sauvages ! », s’enthousiasme Lucas Silva, dont les enregistrements acoustiques tambours-voix de Palenque sont remixés par les DJ et cartonnent dans les picos du carnaval de Baranquilla (plus gros carnaval du continent après celui de Rio). « Les picos ont longtemps été interdits parce que ça dépasse la musique, c’est un acte de résistance pour faire reconnaître la culture afro-colombienne qui a longtemps été dévalorisée. Ces musiques sont presque punk : on ne peut pas les maîtriser ! »
Faraón Bantú · Champeta Man · Lucas Silva · Las Alegres Ambulancias · Dj Rata Piano - La Maldita Vieja (Dj Rata Piano Remix)
Recyclages et reconnexions électro
Dans un pays ou près d’un Colombien sur cinq est descendant d’esclave, la rumba congolaise, le soukouss, le bikutsi ou l’afro-beat nigérian ont eu un succès fou, au point de créer un genre local de “musique recyclée” qu’on appelle la “champeta” , qui est un peu ce que le reggae est à la soul : une musique nationale inspirée des sons importés, en l’occurrence les musiques africaines. La star de Baranquila, la colombienne Shakira a elle-même recyclé Zangalewa, un tube camerounais de 1986 pour en faire Waka Waka, l’hymne de la coupe du monde de 2010…
Golden Sounds - Zangalewa
Loin des tubes planétaires commerciaux, les racines afro-colombiennes ont toujours vibré dans la musique colombienne, notamment chez Totó La Momposina.
Totó La Momposina - La Candela Viva
Mais aujourd’hui, elle n’en finit par de retourner les dancefloors et de nourrir les remix les plus créatifs !
Ghetto Kumbè - Tambó
L’héritage afro explose avec des groupes qui se créent à Bogota et sur les côtes pacifique et atlantique. Il irrigue la création contemporaine en reliant la Colombie au Ghana, au Nigéria, au Bénin, au Congo, et plus récemment au Cameroun, grâce à Nkumba System un groupe franco-camerouno-colombien.
Nkumba System - Cacerolazo
Cette passionnante histoire d’aller-retours a même convaincu un musicien d’origine éthiopienne basé aux Etats-Unis de venir travailler en Colombie pour relier ses guitares désertiques Omoro d’Ethiopie avec l’humidité torride des marimbas afros de la côte Pacifique. L’album du groupe ethio-colombien Kumera Zekarias s’appelle Biyya Chonta (Biyya - territoire en langue omoro - et Chonta - un palmier de la côte pacifique colombienne) : des racines et des fruits !
Kumera Zekarias - Biyya Chonta
Et pour finir, une vidéo pour mettre en valeur la beauté méconnue de la côte pacifique (en particulier le département du Chocó), d’où sont originaires la plus grande partie des populations afro-colombiennes.
Killabeatmakers - Matiela Suto
Références discographiques et liens
Compilation La Locura de Machuca 1975-1980 (Analog Africa, 2020)
Faraon Bantu & Champeta Man, Futuro Ancestral (Palenque Record, 2020)
Nkumba System, Bailalo Duro ( Prado Record 2020)
Ghetto Kumbé, Ghetto Kumbé (ZZK Records)
Compilation Palenque palenque / Champeta criolla & afro roots in Colombia 1975-1991 (Soundways, 2010)
Compilation Musique Funéraire de Palenque (Buda Musique, 1999)
Label Palenque Record (on y trouve même de la champeta.. arabe !)
JAZZ TROPICANTE, laboratoire de créations franco-colombiennes qui a initié la rencontre entre Nkumba System et Mamani Keita