Imaginons de suivre un chroniqueur extraterrestre envoyé sur la terre pour étudier cette chose encore inconnue sur sa planète qui s’appelle « musique ». Curieux de ce mélange étrange de sons et de passions, il ouvre l’encyclopédie en ligne Wikipedia et lit cette définition : « la musique est un art et une activité culturelle » dont « les ingrédients principaux sont le rythme, la hauteur, les nuances et le timbre ». Il réfléchit à cette définition. La musique est un art, il y a donc du talent, de la beauté, de la singularité par rapport aux autres activités humaines. Elle est aussi quelque chose que l’on produit, une recette composée de plusieurs ingrédients que l’on peut énumérer dans une liste. La musique est universelle, lui disent les humains qu’il rencontre. Certains utilisent le syntagme « musiques du monde » pour rendre compte de la pluralité de formes qui se dégage du contenant premier « musique ». Partout dans le monde, des gens en produisent et en écoutent. Partout dans le monde elle existe, tel un liant des sociétés humaines.
L’extraterrestre a un peu de mal à comprendre comment certaines musiques de la planète terre soient « du monde » et d’autres pas. Toutefois, cette chose a un atout, il se dit. En faisant un tour rapide autour du monde avec mon sac de voyage, je peux en récolter beaucoup, j’aurai ainsi plein de souvenirs à ramener dans ma planète. Il part alors à l’aventure, et ramasse un peu de tout. Mais au fur et à mesure que le sac se remplit l’extraterrestre se pose des questions. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ces morceaux qu’il prélève ici et là ? Qu’est-ce qui les distingue les uns des autres ? Est-ce que tous les humains qu’il a rencontré font la musique pour les mêmes raisons ? Pour répondre à ces questions qui le taraudent, l’extraterrestre décide de s’arrêter sur quelques uns des échantillons qu’il a collectionnés.
Il commence son exploration en pays arabe. Au petit matin, il collecte des chants mélodieux entonnés du haut du minaret par un muezzin.
Ces mélodies sont gouvernées par des règles précises concernant l’intonation et les césures, qui font l’objet d’une véritable science appelée tajwid, terme renvoyant à l’idée d’embellissement. Elles ont une fonction précise, puisqu’elles rappellent aux fidèles les heures de prière. « Quelle musique magnifique ! », se dit l’extraterrestre. Mais dans le monde musulman, la cantillation du muezzin est une forme d’expression mélodique de la prière, qui ne rentre pas du tout dans le terme « musique ». Enfin, le terme « musiqa », emprunté du grec ancien, existe bien en arabe, mais il se réfère exclusivement à la théorie musicale alors qu’on est là dans la sphère religieuse. L’extraterrestre est donc bien embarrassé, son urgence de tout collectionner l’a empêché de tenir compte de la conception locale et de la fonction de cet objet sonore dans son contexte de production.
Il se rend alors en Indonésie et assiste à une cérémonie théâtrale où un chœur d’hommes, composé d’une quarantaine d’exécutants, est disposé en cercles concentriques au centre desquels se déroule une scène du poème épique Ramayana dont le texte est déclamé par les acteurs. Le chœur chante une polyphonie composée uniquement de cris divers et d’onomatopées, dont les syllabes ke et cak (pron. « tcha »). Eveillé par la puissance de l’exécution, l’extraterrestre a bien du mal à dissocier les percussions vocales du reste de la cérémonie : le texte, la récitation, la mise en scène, les mouvements, le rapport entre les exécutants… Il ne sait plus si ce qu’il a mis dans son sac est bien une musique du monde, ou un ensemble pour lequel il n’arrive plus à trouver de nom commun.
Il commence alors à douter des certitudes qui lui ont été transmises par les humains avec leurs définitions toutes faites de la musique. S’il est sûr que tous les humains produisent des sons de manière organisée (John Blacking, Le sens musical), il ne lui semble plus possible de retrouver la musique partout, ni d’imaginer qu’elle recouvre une quelconque homogénéité. Certes toute musique « sonne », mais le sens de ces sons ne peut préfigurer aucune base culturelle et sociale commune. C’est ainsi qu’il perd confiance en son projet de collectage. Il n’est plus sûr que dans son sac il y a bien des échantillons de la même chose, universellement reconnue comme telle, « de la musique ». Enfin les « musiques du monde » ne lui semblent plus si bien partagées sur la planète terre.
En Arménie, chez les Yezidi, il participe à une conversation entre des femmes. Lorsque le propos porte sur la nostalgie et la peine, l’une d’elle se met à pleurer et ses paroles se transforment en mélodie. C’est une déclamation spécifique qui s’appelle kilamê ser, littéralement « parole sur… » ou « parole à propos de… » qui traite sur un rythme libre des thèmes liés à l’exil, la mort et l’absence. Le contour mélodique particulier amène l’extraterrestre à penser qu’il s’agit de « chants », toutefois les Yezidis réservent le mot chant (stran), aux répertoires de fête et de joie, dansés et mesurés. Ici ce sont l’émotion convoquée et sa fonction sociale qui fournissent une distinction entre chant et « parole mélodisée », ce qui complexifie encore le spectre des possibles qui s’ouvre dés lors que l’extraterrestre ne cherche plus à coller sur tout ce qu’il trouve l’étiquette « musique ».
Paroles mélodisées - Récits épiques et lamentations chez les Yézidis d’Arménie
Puis l’extraterrestre débarque chez les Inuits. Ici, il ne trouve pas de terme générique pour « musique ». Les Inuits seraient-ils dépourvus de cet art pourtant dit universel ? Désormais méfiant envers les définitions trop globalisantes, il tend son oreille et entend des femmes qui halètent et rigolent, leurs bouches presque collées. Elles adoptent une technique vocale singulière caractérisée par l’alternance d’inspiration et d’expiration audibles, par une émission vocale gutturale et nasale, et des sons bruités sans hauteur déterminée. Si ces joutes vocales ne sont pas de la musique, que sont-elles ? Ce sont des jeux vocaux, des formes de divertissement techniquement très complexes qui sont produites dans un contexte détendu et intime.
Enfin l’extraterrestre se rend dans un lieu très chic appelé Philharmonie, où il paie 50 euros pour sa soirée. Il est rassuré, il espère être au bon endroit pour écouter de la musique sans plus se poser des questions. Pas de chance, ce soir le Maitre Messiaen est au programme et l’orchestre joue une partition bien étrange. Les mélodies sont des transcriptions de chants d’oiseaux qui font frémir un public silencieux, immobile, venu pour assister au spectacle d’un génie créateur qui forge un art sur les sons de la nature.
L’extraterrestre décide de terminer là sa vadrouille. Si toutes les sociétés ont quelque chose qui sonne à ses oreilles comme de la musique, il a compris que son sac rempli d’objets dévitalisés ne rend compte que de son geste de prélèvement, au lieu de faire émerger la complexité des formes qui habitent la terre. Il sait maintenant que les définitions de la musique sont aussi variées que les formes musicales qu’il peut entendre. Il se convainc alors que la musique n’est pas une chose qu’il peut collecter, un artefact à conserver, mais un concept qu’il convient de comprendre en relation aux spécificités des sociétés humaines. Il monte sur son vaisseau et quitte la terre en écrivant dans son rapport : la musique est l’un des jeux sonores des humains. Il serait vain d’essayer de vous en dire davantage. Elle est ce que les gens acceptent de reconnaître comme telle (Jean-Jacques Nattiez).